Mémoire de Master
Université de Pau et des Pays de l’Adour
Département Lettres
Laboratoire ALTER
Sous la direction de Michel BRAUD
L’écriture de « l’analphabétisme » dans le récit autobiographique L’analphabète d’Agota Kristof :
Une expression d’un exil
Masters Lettres et Civilisations
Parcours : Poétiques et Histoire Littéraire
Mémoire de Master 2
Année universitaire 2021-2022
Remerciements
La réalisation du présent mémoire a été possible grâce au concours de plusieurs personnes à qui je voudrais témoigner toute ma gratitude.
Je voudrais tout d’abord adresser toute ma reconnaissance à la Congrégation des Religieux du Sacré-Cœur de Jésus de Bétharram (ma famille religieuse) de m’avoir donné l’opportunité de reprendre après dix ans de rupture, les études universitaires et plus particulièrement dans une prestigieuse université française. Merci pour votre confiance en ma modeste personne. Vos encouragements, votre soutien spirituel et moral m’ont énormément aidé tout au long de cette heureuse aventure.
Je désire aussi remercier les différentes instances de l’UPPA (Université de Pau et des Pays de L’Adour) : le corps professoral, les bibliothécaires et l’administration pour m’avoir fourni les outils nécessaires à la réussite de mes études universitaires.
Je tiens à remercier spécialement M. Michel Braud, mon directeur de mémoire, qui fut le premier à me faire découvrir et approfondir les genres de la littérature intime, singulièrement l’autobiographie, objet d’étude de ce mémoire. La réalisation de ce travail doit beaucoup à la confiance, à la patience, à la disponibilité, à l’expérience et aux précieux conseils d’un spécialiste de l’autobiographie française, que je me suis efforcé de suivre de mon mieux. Je tiens à lui témoigner très respectueusement toute ma gratitude.
Je tiens à témoigner toute ma reconnaissance à Julien Rabaud (bibliothécaire à l’UPPA) de s’être donné la peine de m’initier au logiciel Zettlr qui m’a été précieux dans la rédaction du présent mémoire.
Je voudrais remercier chaleureusement mes lecteurs et tous ceux qui m’ont aidé à réaliser ce travail par leurs remarques, suggestions et corrections : Martine Aragou, Louis Bartolli, Yves Damarllac, Jean Bernard, Alexandre Zvéguintzoff.
Enfin, je tiens à témoigner toute ma gratitude à ma famille biologique pour son soutien inestimable.
Introduction
La recherche sur la littérature du moi ne peut faire l’économie d’une réflexion sur les conditions et pratiques de son exercice. C’est une exigence qui conduit le chercheur à s’interroger sur un certain nombre d’observations fondamentales, notamment, d’une part, la place de l’écriture de soi dans la littérature et, d’autre part, les formes, méthodes et problèmes de ce genre littéraire. L’écriture de soi pourrait s’appréhender comme une forme de révolution littéraire dans la mesure où elle introduit le lecteur dans un univers autre que celui des récits habituels écrits à la troisième personne avec un narrateur extérieur à l’histoire. Dans l’écriture de soi, le « il » laisse sa place au « je » et les histoires racontées – relevant du positif ou du négatif, de la vérité ou du mensonge – deviennent de plus en plus personnelles. En effet, les différentes formes de l’écriture de soi – autobiographie, Mémoires, journal intime, correspondances, roman personnel, autoportrait, autofiction… – écrites à la première personne, racontent des histoires de vie personnelle réelles ou partiellement fictionnelles. De façon générale, dans ces écrits de soi, le « je » est conjointement sujet et objet de l’écriture, auteur et matière même du récit. De cette réflexion émerge la question du dialogue entre les écrits de soi. Toutefois, il est nécessaire de relever une distinction entre ces différentes formes de l’écriture de soi. L’autobiographie, par exemple, semble se démarquer des autres formes connexes. Marie-Claire Kerbrat est ferme sur cette question lorsqu’elle affirme que : « La seule véritable “écriture de soi”, c’est l’autobiographie1 ».
Le présent mémoire intitulé L’écriture de « l’analphabétisme » dans le récit autobiographique L’Analphabète d’Agota Kristof : une expression d’un exil, qui se propose de réfléchir sur la richesse des écrits de soi, à partir de l’analyse de L’Analphabète, s’intéressera particulièrement à l’autobiographie et à sa relation avec les autres genres de la littérature intime. Seront étudiés non seulement la question des pratiques autobiographiques, mais aussi et, surtout, l’univers littéraire, linguistique et sociologique de l’écrivaine suisse d’origine hongroise. Dans son ouvrage, en effet, l’auteure semble s’ouvrir au lecteur, l’invitant à explorer les grands moments de sa vie, depuis son enfance à Csikvand jusqu’à l’âge adulte où elle immigre contre son gré à Neuchâtel. De son pays natal, la Hongrie, à son pays d’accueil, la Suisse, en passant par l’Autriche, Agota Kristof tente de raconter – avec la brièveté qui la caractérise – les événements marquants de son histoire. Dès lors, la manière dont elle relate sa vie interpelle, marquée en grande partie par la question de « l’analphabétisme », occurrence fondamentale aux enjeux énormes et divers. L’analphabétisme est un phénomène qui depuis longtemps interroge, certainement à cause de sa densité, mais surtout de son influence sur la vie des hommes partagés entre plusieurs cultures et langues. Le dualisme de l’entre-deux langues caractérisé, d’une part, par le sentiment douloureux de la perte de la langue maternelle, et d’autre part, par la conscience heureuse d’appartenir à plusieurs idiomes, mérite d’être largement examiné. C’est bien ce problème qu’aborde Agota Kristof dans son récit autobiographique L’Analphabète.
Aussi s’agira-t-il, dans ce mémoire, de chercher à comprendre le sens et la portée du bref récit autobiographique kristofien. Établir un lien entre cet écrit et le genre autobiographique est une donnée indispensable pour ce travail, d’où la légitimité de s’interroger de manière suivante : L’Analphabète d’Agota Kristof, récit allusif et peu détaillé, peut-il être considéré comme une autobiographie ? Que faut-il penser, en écriture de soi, de la brièveté narrative d’une histoire de vie ? Comment Agota Kristof, dans ce bref, récit arrive-t-elle à exprimer son histoire marquée par l’exil, la perte d’un pays et d’une identité culturelle et, surtout, par l’analphabétisme ? Sous quels angles comprend-elle les questions existentielles de l’exil, de l’immigration, du rapport aux langues ? Comment la transfuge de la langue aborde-t-elle la problématique des interférences linguistiques et culturelles ? L’expression de sa condition d’analphabète dans son autobiographie justifie-t-elle suffisamment le refus d’une conscience de la richesse des langues ? Le choix d’écrire dans une langue autre que maternelle, entraîne-t-il nécessairement un métissage linguistique du texte ? Peut-on écrire et dire les mêmes choses dans sa langue maternelle et dans la langue d’adoption ? L’écriture de L’Analphabète, caractérisée par une poétique minimaliste, qui s’enracine dans le translinguisme kristofien, n’apparaît-elle pas comme l’émergence d’un style d’écriture particulier ? Agota Kristof crée-t-elle sa langue française en écho à la langue hongroise ?
Le présent mémoire de recherche, dont la portée se veut à la fois théorique et pratique, se donne pour objectif d’approcher les questions susmentionnées. Cependant, il entend modestement proposer quelques éléments de réponse à la problématique exposée précédemment. Ceci dit, ce travail ne saurait viser l’exhaustivité. Nombreux sont les obstacles rencontrés par quiconque réfléchit sur l’autobiographie et les autres genres connexes, sur les questions existentielles d’exil, d’immigration, d’analphabétisme, de l’entre-deux langues et, sur le style d’écriture particulier d’un auteur. Tous ces éléments constitueront le fondement de cette étude. Le présent travail se subdivise donc en trois parties. La première partie explorera, d’abord, l’univers de l’écrivaine suisse d’origine hongroise et d’expression française, Agota Kristof (Chapitre I). Puis en examinant les caractéristiques distinctives de l’écriture de soi (Chapitres II & III), elle montrera que L’Analphabète est bel et bien une écriture de soi, mieux, une autobiographie (Chapitre IV). La deuxième partie se penchera plus sur une lecture plurielle de la thématique de l’exil. Il s’agira alors d’analyser, tour à tour, le phénomène de l’exil et ses effets sur la vie et l’écriture d’Agota Kristof (Chapitres I & II) et, le rapport qu’elle entretient avec certaines langues étrangères (Chapitres III & IV). La troisième et dernière partie s’intéressera à la question du style d’écriture de L’Analphabète. Ainsi, à partir d’une exploration du style d’écriture de l’autobiographie, elle déterminera d’abord celui d’Agota Kristof de façon générale (Chapitre I), avant de souligner celui de son récit autobiographique (Chapitre II).
Partie 1 - L’Analphabète : une écriture de soi d’Agota Kristof
Chapitre I - Notice biographique
Née en 1935 à Csikvand en Hongrie – de père instituteur et de mère directrice d’école ménagère – Agota Kristof est la cadette d’une fratrie de trois enfants. Elle grandit dans une parfaite ambiance familiale. Entourée d’une part, de ses deux frères Yano (l’aîné) et Tila (le benjamin) et d’autre part, de ses grands-parents maternels, Agota Kristof semble vivre une enfance riche et épanouie, même si elle est souvent marquée par des moments difficiles. Déjà à quatre ans, elle étonne son entourage par son aptitude de lectrice et de narratrice. Sa passion pour la lecture fait la fierté de son grand-père qui aime la présenter comme telle à tout le voisinage. Elle refuse d’entendre toujours les mêmes contes de sa grand-mère et décide de raconter elle-même les histoires avant le coucher. Elle narrait bien souvent des « âneries » à son frère Tila qui se laissait toujours berner par ses histoires imaginaires. Sa passion pour l’écriture viendra plus tard, « quand le fil d’argent de l’enfance sera cassé2 ».
Ses années d’internat en 1949 confirment bien la rupture avec le fil d’argent de l’enfance. Une expérience douloureuse pour Agota Kristof : une sorte d’exil. Elle qualifie métaphoriquement l’internat « de caserne, de couvent, d’orphelinat, de maison de correction3 ». C’est dans ce contexte tendu qu’éclot son talent d’écriture. Elle commence par l’écriture intime. Elle rédige « une sorte de journal » et « invente même une écriture secrète ». Son écriture est d’abord teintée de souffrance. Ses récits journaliers sont l’expression de ses malheurs, de son chagrin, de sa tristesse. À quatorze ans, Agota Kristof pleure déjà la perte de son enfance, de ses frères, de ses parents, de leur maison familiale, et surtout de sa liberté. Elle côtoie à l’internat la faim, le froid en hiver, la pauvreté. Ses parents ne sont plus en mesure d’assurer leurs responsabilités familiales. Elle n’a plus de nouvelles de son père depuis des années, il est en prison pour des raisons politiques ; sa mère, quant à elle, ne travaille plus et vit avec Tila, dans des conditions précaires. Pour se prendre, elle-même, en charge, elle développe une autre forme d’écriture : elle « écrit des sketchs » et « organise des spectacles à l’école ». Elle obtient un baccalauréat scientifique en 1954.
À l’âge de vingt-et-un ans, Agota Kristof vit un deuxième exil, une autre expérience déchirante : l’épreuve de la migration forcée. Cet évènement a laissé une empreinte dans l’âme de l’auteure. Il semble que son écriture sera marquée par cette problématique existentielle. Son langage est bien celui de sa vie, une vie traversée par les grands bouleversements du XXe siècle : la guerre, les dominations politiques, les insurrections nationales, l’exil, l’immigration… En effet, en 1956, son pays, la Hongrie (qui fait partie du bloc de l’Est communiste depuis 1945) est envahi par les troupes soviétiques. Elle est contrainte de fuir – par la forêt et à pied – ces atrocités avec son mari (qui est politiquement menacé) et sa petite fille de quatre mois. C’est comme un glaive planté en plein cœur. Agota Kristof connaît un autre moment de souffrance, de déchirure tant psychique que physique. Elle perd désormais tout : sa terre, son pays, sa famille, ses premiers manuscrits abandonnés en Hongrie, mais surtout son identité, son appartenance à un peuple, sa langue maternelle, le hongrois qui sera « vampirisé » par le français, sa future langue d’adoption. La fugitive expérimente successivement des mouvements migratoires, tantôt d’un pays à un autre, tantôt d’une ville à une autre. Les moyens de transport utilisés sont multiples et divers : la marche, l’autocar, le tramway, le train. De la Hongrie, elle arrive dans un petit village autrichien, ensuite elle débarque à Vienne, la capitale, avant de poursuivre son voyage en Suisse pour aboutir à Lausanne, puis à Zurich et enfin à Neuchâtel, plus précisément à Valangin.
Installée dès lors en Suisse romande, et toujours sous l’emprise de la nostalgie de son pays, du manque de famille et d’amis, Agota Kristof commence tout de même à travailler dans une fabrique d’horlogerie à Fontainemelon. La monotonie et l’éreintement du travail à l’usine suscitent en elle une troisième forme d’écriture : la poésie. Au contact de ses amies ouvrières, elle fait ses premiers pas dans l’apprentissage du français. Elle apprend donc quelques mots essentiels pour communiquer. Agota Kristof s’inscrit en 1961, à l’âge de vingt-six-ans, aux cours d’été organisé par l’Université de Neuchâtel pour apprendre le français ; car, affirmait-elle : « Je suis redevenue une analphabète. Moi, qui savais lire à l’âge de quatre ans4. » Elle méconnaissait le français, ne sachant ni lire ni écrire dans cette langue, qu’elle qualifiait de « langue ennemie ». Cette situation l’a beaucoup troublée et désorientée. En 1963, elle obtient un « Certificat d’Études françaises avec mention honorable5. » Elle sait désormais pratiquer le français, langue d’expression de ses productions littéraires futures. Elle glane un certain nombre de distinctions, fruits de ses nombreuses années de travail consacrées à l’écriture.
Détachée de l’espace hongrois comme de l’espace romand, Kristof s’affirme dans la littérature mondiale. C’est dans ce cadre qu’elle atteint à la consécration et fait l’objet de différentes appropriations nationales notamment par des prix à la fois dans l’espace français (Prix de l’Association des écrivains de langue française (ADELF), Prix du livre européen en 1987, Prix de Livre Inter en 1991), suisse (Prix Gottfried Keller en 2001), mais aussi européen (Prix autrichien pour la littérature européenne en 2008) et finalement hongrois (Prix Kossuth)6.
Touchant à presque tous les genres littéraires, Agota Kristof est à la fois dramaturge, romancière, autobiographe, nouvelliste, poète, enregistrant ainsi à son actif plusieurs ouvrages. Ses pièces théâtrales sont publiées et jouées : L’épidémie et Un rat qui passe en 1993, L’heure grise et autres pièces en 1998, Où es-tu Mathias ? suivi de Line, le temps en 2005, Le monstre et autres pièces en 2007. Elle publie C’est égal, un recueil de vingt-cinq petites nouvelles en 2006 et Vivre : poème inédit en 2007. Son premier roman Le grand Cahier, paru en 1986 aux Éditions du Seuil a connu un grand succès mondial. Un an plus tard, ce livre a été honoré du titre Livre Européen et traduit en trente-trois langues. Le succès de ce livre a des continuations, La Preuve en 1988, et Le Troisième Mensonge en 1991. Avec ces trois romans qui composent La Trilogie des Jumeaux, Agota Kristof commence par se dévoiler et se révéler au monde littéraire, elle revendique un style d’écriture minimaliste « bannissant toute fioriture pour ne rendre que la substance vive des actes7. » Elle a d’autres romans à son actif, Hier en 1995 et L’Analphabète en 2004, son récit autobiographique qui fait l’objet du présent mémoire. Agota Kristof s’est éteinte en Suisse en juillet 2011, à l’âge de 76 ans.
Chapitre II - Caractéristiques de l’écriture de soi
1 - Contexte d’émergence
Dans le Dictionnaire de l’autobiographie, Écritures de soi de langue française, nous lisons ceci : « Le mot autobiographie est un classique composé du grec αυτόϛ (soi-même), βίοϛ (vie) et γράϕειν (écrire). Ce terme est né en Allemagne à la fin XVIIIe siècle (Selbst-biographie) avant d’être attesté pour la première fois en 1797 en Angleterre sous la forme self-biography qui, peu prisée, évoluera en auto-biography. La première définition lexicographique française de ce mot savant est fournie par l’édition de 1842 du dictionnaire de l’Académie, où le terme est signalé comme néologisme : “Vie d’un d’individu écrite par lui-même8”. » Cette longue présentation situe bien le contexte d’émergence de cette forme issue de trois mots grecs, apparue d’abord en allemand, puis en anglais, et enfin en français. L’apparition de l’autobiographie en Europe correspond à la période du XVIIIe siècle, dite : « Siècle des Lumières », période marquée principalement par le développement de l’esprit critique et philosophique. Pour Dolf Œhler :
L’autobiographie marque plus qu’aucun autre genre ce tournant où l’énergie intellectuelle, au lieu d’aspirer à la connaissance de l’univers entier, se concentre sur le moi comme sur un monde en petit […] où l’on découvre les charmes de l’introspection, du souvenir, du souvenir d’enfance surtout, du rêve et de la rêverie, de la solitude, de la nature et où les raisons du cœur l’emportent sur celles de la raison9.
Ce spécialiste allemand du XVIIIe siècle qualifie l’autobiographie comme un genre qui se réalise, à l’aide des souvenirs, dans l’expression du moi. Il s’agirait normalement de tout ce qui touche le cœur, l’intériorité réelle et non l’imagination, la fiction. Une affirmation qui ouvre la voie à des qualifications ultérieures du contenu de cette forme d’écriture. Toutefois, il semble indispensable de préciser que, si à la genèse de l’autobiographie, Les Confessions de saint Augustin, écrites au IVe siècle, font autorité comme texte fondateur, Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau apparaissent, elles, comme étant le prototype du genre. Augustin a seulement popularisé une forme de discours à la première personne, entièrement tourné vers Dieu. Mais c’est Rousseau qui a cristallisé et fixé les traits du genre dans sa forme moderne et laïcisée, avec Les Confessions, rédigées entre 1765 et 1771 et publiées à titre posthume entre 1782 et 1789, commente à juste titre Véronique Montémont10.
2 - Propre de l’écriture de soi
L’écriture de soi semble être a priori un vaste champ de connaissance. Cette expression est sujette à de multiples et différentes positions dans la critique littéraire. Un examen un peu plus attentif de ce terme permet-il de mesurer toute sa densité ? Pour Simonet-Tenant, le texte autobiographique ne doit pas occulter le mépris intellectuel dont il est fréquemment l’objet. Un lourd discrédit pèse sur ce genre. Il est considéré comme une écriture soi-disant facile et complaisante, voire un genre honteux. Ce mépris va jusqu’à discréditer ce genre littéraire à telle enseigne que même certains autobiographes sont obligés de convertir leurs écrits en romans. Simonet-Tenant s’appuie sur le constat de Philippe Vilain pour corroborer son argumentation : « Cette continuelle dépréciation de l’autobiographie » affecte « le comportement des écrivains qui, embarrassés par ce genre compromettant, et soucieux de maintenir leur texte dans les quartiers respectables de la Littérature […], finissent eux-mêmes par déguiser en roman, parfois à la demande des éditeurs, leurs récits autobiographiques11. »
En analysant l’expression « écriture de soi », nous comprenons de façon lapidaire qu’il s’agit d’une quelconque personne qui écrit sur elle-même. Dans ce cas de figure, « la source de l’écriture, c’est le “moi” qui écrit ; l’écriture vient de lui comme le champagne vient de Champagne12 ». Dans une telle écriture, le sujet et l’objet semblent entretenir un lien étroit ; ils sont même indissociables. Si l’agent de l’écriture a pour objet d’étude sa personne, sa vie, son histoire, cela nous porte à considérer et à croire que : « Tout écrivain se fonde sur ce qu’il a vu, vécu, senti, pensé, désiré, imaginé ; tout écrivain écrit à partir de soi13. » Quel que soit l’objet d’étude qu’il considère – tant extérieur qu’intérieur – l’écrivain le voit et l’entend de son point de vue particulier, pour l’intégrer par la suite à sa production. De ce fait, il semblerait donc que toute littérature soit « écriture de soi », à partir de soi, voire au sujet de soi14. Une telle conception est très discutable dans la mesure où elle réduirait à rien les autres genres d’écriture tels que la biographie, le roman policier, la tragédie. Même si une écriture a toujours un regard particulièrement subjectif, nous ne voulons pas affirmer que tout texte littéraire est une « écriture de soi ». Il y a bien une différence de forme, de style et de fond entre les genres littéraires, même ceux de la littérature intime. Ils ne sont pas à confondre car ils sont bien porteurs de différences importantes. À l’intérieur même d’un genre littéraire, notamment celui de l’écriture du soi, il faut se garder de certaines confusions. Par exemple, il faut savoir distinguer les expressions « écritures du moi » et « écritures de soi », même si elles paraissent équivalentes. Référons-nous à l’analyse de Françoise Simonet-Tenant pour nous en convaincre. Elle souligne dans un article que l’on peut attribuer l’expression « écritures du moi » à Georges Gusdorf15.
S’inscrivant dans la lignée du philosophe Georg Misch (1878-1965), auteur d’une somme en quatre volumes sur l’histoire de l’autobiographie de l’Antiquité au XIXe siècle, Gusdorf développe une conception très large des écritures du moi. Il ne faudrait pas les voir comme « des figures fugitives sur le sable et l’eau de la vie », mais plutôt comme celles qui « exposent des attestations de la présence humaine sur la terre des vivants, indissociables des cycles et rythmes de la conscience individuelle et de la conscience communautaire qui se prononcent à travers elles »16. Même si Simonet-Tenant ne dévalorise pas la première expression « écritures du moi », elle préfère plutôt opter pour les « écritures de soi », expression développée par Michel Foucault17 à cause de la plus grande fortune critique qu’elle suscite18.
« Écritures de soi » semble donc être l’expression la plus appropriée, la plus valorisante pour un auteur lorsqu’il parle de lui-même dans son œuvre. Cette expression recouvre plusieurs autres termes tels que l’autobiographie, le journal personnel, la correspondance et les Mémoires. Pour Marie-Claire Kerbrat : « La seule véritable "écriture de soi", c’est l’autobiographie19. » Ainsi, en parlant d’« écritures de soi », nous faisons allusion à l’autobiographie. Ces deux expressions, porteuses d’une seule et même connotation, nous renvoient donc à la même réalité. Nous entendons par « écritures de soi », le genre autobiographique. Dès lors, qu’en est-il du propre de l’écriture de soi ? Quels sont les enjeux propres à ce type d’écriture ? Intéressons-nous à présent à la compréhension de ce genre littéraire pour mieux cerner et approfondir ses chantiers, ses caractéristiques.
2. 1 - Pacte autobiographique
Pour mieux nous introduire dans l’univers du genre autobiographique, il s’avère indispensable de se référer au travail de Philippe Lejeune. Le terme « autobiographie » peut prendre un sens strict de récit rétrospectif de la vie d’un écrivain, rédigé par lui-même. Philippe Lejeune, premier spécialiste français du genre, définit de façon rigoureuse l’autobiographie comme un : « Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité20. » Cette définition, non exempte d’incertitude est très normative, mais elle a aussi le mérite de fournir des repères dans le genre très foisonnant de la littérature intime. De cette définition, extraite de son œuvre Le Pacte autobiographique, le critique lève le voile sur quatre catégories différentes mais fondamentales à la compréhension du genre autobiographique. Il met l’accent sur la forme du langage (« récit » ; « prose »), le sujet traité (« vie individuelle » ; « l’histoire de la personnalité »), la situation de l’auteur (identité de l’auteur – dont le nom renvoie à une personne réelle – et du narrateur), la position du narrateur (« identité du narrateur et du personnage principal » ; « perspective rétrospective du récit »)21. Son analyse est très précieuse dans la mesure où elle éclaire fort bien la réflexion sur l’autobiographie. Il poursuit son argumentation en délimitant de façon précise son champ d’application : « Est une autobiographie toute œuvre qui remplit à la fois les conditions indiquées dans chacune des catégories22. » Pour lui, l’absence d’une de ces conditions est suffisante pour taxer une œuvre de non-autobiographique. Si par exemple, la perspective rétrospective fait défaut et que l’histoire est racontée au jour le jour, on parlera de journal et non d’autobiographie. Poursuivant son argumentation, Philippe Lejeune précise que deux conditions sont absolument incontournables : primo, l’identité de l’auteur et du narrateur ; secundo, l’identité du narrateur et du personnage principal. Il résume ces conditions par cette formule simple et convaincante : « Pour qu’il y ait autobiographie – et plus généralement littérature intime – , il faut qu’il y ait identité de l’auteur, du narrateur et du personnage principal23. » La déclaration explicite de cette « identité » est le fondement même du « pacte autobiographique », un contrat de lecture conclu entre l’auteur et son lecteur au début de son œuvre, dans le texte lui-même ou dans le paratexte (dédicace, épigraphe, avant-propos, avertissement). Le préambule des Confessions de Rousseau est un exemple de pacte autobiographique24.
Lejeune analysant lui-même le pacte autobiographique (sa célèbre expression qui permet de comprendre le contrat que signent l’auteur et le lecteur dans le champ du genre autobiographique) dit ceci : « […] On dispose d’un critère textuel général, l’identité du nom (auteur-narrateur-personnage). Le pacte autobiographique, c’est l’affirmation dans le texte de cette identité, renvoyant au dernier ressort au nom de l’auteur sur la couverture25. » Pour Véronique Montémont, en effet, ce pacte implique deux clauses : d’une part l’« identité de l’auteur, du narrateur et du personnage » – une question approfondie par Gérard Genette dans Fiction et diction (1991) – d’autre part l’engagement de la part de l’auteur à « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité » (ce qui ne présume pas, bien sûr, de l’assurance d’y parvenir)26. Une analyse minutieuse des deux clauses du pacte autobiographique de Philippe Lejeune s’avère fondamentale dans notre approche du genre autobiographique. La première clause du pacte autobiographique est la question de l’identité auteur-narrateur-personnage. Lejeune s’appuie sur les réflexions de Genette dans sa classification des « voix » du récit pour construire son argumentation.
L’identité du narrateur et du personnage principal que suppose l’autobiographie se marque le plus souvent par l’emploi de la première personne. C’est ce que Gérard Genette appelle la narration « autodiégétique » dans sa classification des « voix » du récit, classification qu’il établit à partir des œuvres de fiction. Mais il distingue fort bien qu’il peut y avoir récit « à la première personne » sans que le narrateur soit la même personne que le personnage principal. C’est ce qu’il appelle plus largement la narration « homodiégétique »27.
Partant de cette distinction des voix narratives, Lejeune souligne avec force que l’autobiographie doit être un récit « à la première personne », une narration autodiégétique consolidée par l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage principal. Cela s’avère fondamental et indispensable dans la catégorisation de l’autobiographie. « Le roman classique repose sur la « trinité narrative » : auteur (à la lisière du texte, celui qui fait profession d’écrire), narrateur (sujet de l’énonciation, chargé par l’auteur de raconter l’histoire), personnage (sujet de l’énoncé, créature fictive, « être de papier », chargé d’assumer une ou plusieurs fonctions dans le récit) », écrivait Dominique Marie28.
En plus du paratexte, seul garant du « pacte » avec le lecteur qui joue un rôle essentiel dans les écrits autobiographiques, l’utilisation du pronom personnel « je » dans le texte est très évocateur. Nous en voulons pour preuve la modalité du grand refrain des autobiographes : « Moi, moi seul » (Rousseau) ; « De je mis avec moi tu fais la récidive » (Stendhal) ; « Moi je » (Claude Roy)29. De plus, en partant des analyses de Benveniste, Lejeune développe la question de la « première personne » à deux niveaux : la référence et l’énoncé. Premièrement, il souligne que le pronom personnel « je » est une référence. Une référence actuelle qui se matérialise à l’intérieur du discours, dans l’acte même d’énonciation. Selon Benveniste, le « je » n’est pas un concept. Il renvoie à chaque fois à celui qui parle et que nous identifions du fait même qu’il parle. Deuxièmement, « je » est un énoncé ; il marque l’identité du sujet de l’énonciation et du sujet de l’énoncé. Ainsi, si quelqu’un dit : « Je suis né le... », l’emploi du pronom « je » aboutit, par l’articulation de ces deux niveaux, à identifier la personne qui parle avec celle qui naquit30.
L’utilisation de la « première personne » dans les récits manifeste l’identité entre l’auteur et le narrateur. Le personnage principal, à la première personne, raconte sa propre histoire. Cela ne veut donc pas dire que tous les textes qui respectent cette consigne sont des autobiographies. Il faut toutefois préciser que même si certains romans utilisent la première personne dans la narration, ils ne sont pas forcément tous autobiographiques. Pour l’être, son auteur doit contracter avec le lecteur le pacte autobiographique. On voit bien ici ce que toute l’entreprise autobiographique, ouverte à tous, doit à la position intellectuelle de Philippe Lejeune. Rédigés avec l’intention de « dire sa vie dans sa vérité », les écrits autobiographiques introduisent le lecteur dans la connaissance de la vie de l’auteur.
2. 2 - Authenticité : la vérité ou le vraisemblable
La deuxième clause du pacte autobiographique traite de l’engagement de la part de l’auteur à « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité »31. Mais, un autobiographe peut-il écrire « sa véritable vie » ? Est-ce une entreprise facile de « dire la vérité sur soi » ? L’autobiographe se connaît-il suffisamment pour prétendre raconter son histoire avec un maximum d’exactitude et de sincérité ? Nous touchons ici de près une autre problématique de l’écriture de soi : la question de l’authenticité. L’authenticité d’une œuvre autobiographique est remise en question par un certain nombre de critiques. Plusieurs raisons rendent vulnérables les textes à teneur autobiographique. Certains détracteurs soutiennent avec force l’impossibilité des textes autobiographiques d’atteindre la vérité à laquelle ils prétendent. L’autobiographe, le diariste, le mémorialiste, bref tous ceux qui délivrent un discours, une parole sur eux-mêmes, rencontrent des obstacles dans leurs différentes démarches. Plusieurs raisons justifient leur position. Par exemple, il nous semble que la faillibilité de la mémoire se présente comme un obstacle auquel risque de se heurter l’autobiographe. Françoise Simonet-Tenant se réfère à Rousseau pour montrer le caractère imprévisible et lacunaire de la mémoire.
On se souvient de l’affirmation de Rousseau dans le Préambule des Confessions : « J’ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n’ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s’il m’est arrivé d’employer quelque ornement indifférent, ce n’a jamais été que pour remplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire. » Voilà qui était donné des verges pour se faire battre ; les pourfendeurs de l’autobiographie ne manquent pas de le rappeler à tout instant : la mémoire oublie et déforme, donc Mémoires et autobiographies sont inévitablement lacunaires, infidèles, inexacts. L’entreprise autobiographique serait donc un leurre et une illusion. Cet argument est devenu le serpent de mer de la critique antiautobiographie32.
Si écrire un journal permet au jour le jour de noter les impressions, les faits anodins, les rencontres quotidiennes avec exactitude, il n’en est pas de même pour l’autobiographie qui recompose le moi à partir de souvenirs plus ou moins diffus33. Se raconter est une entreprise délicate. C’est une gageure dans la mesure où la mémoire est infidèle empêchant que les émotions soient restituées avec leur spontanéité première. Fondamentalement, s’il est difficile pour l’homme de se connaître, comment peut-il narrer fidèlement son histoire à une tierce personne ? La célèbre pensée de Socrate « Connais-toi, toi-même » qui situe l’homme dans une quête inlassable de connaissance intérieure de sa personne, montre que cette méconnaissance, image déformée que tout un chacun a de soi-même, pourrait bien sûr être un frein à l’expressivité de la vérité dans un autoportrait et une autobiographie. C’est donc une difficile entreprise que de vouloir parler de soi avec exactitude. Cependant, s’il semble toutefois difficile pour le sujet de se peindre ou de s’écrire lui-même, il faut tout de même avouer qu’il est le seul qui puisse s’engager à parler fidèlement de sa vie. Ce n’est pas seulement l’exactitude qu’il faut rechercher dans une autobiographie. Elle n’en est pas l’essentiel intérêt. Ce qui importe dans une autobiographie, c’est donc la fidélité et non l’exactitude, et Rousseau eût dû écrire : « Il ne suffit pas que mon récit soit exact, encore faut-il qu’il soit fidèle34 ». Rousseau reste très attaché à cet esprit de fidélité dans son autobiographie. Dans les premiers mots des Confessions, il dit ceci : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi35 ». En analysant cette affirmation de Rousseau, Doubrovsky conclût que Rousseau est convaincu qu’il est le seul qui puisse dire la vérité sur lui-même et pas quelqu’un d’autre. Seul l’individu est capable de « dire la vérité sur sa vie », au-moins, d’être le plus « vrai » possible.
L’analyse menée jusque-là révèle fort bien la difficulté pour un autobiographe d’écrire sa « véritable vie ». Rousseau est bien conscient de cette difficulté lorsqu’il écrit : « Nul ne peut écrire la vie d’un autre homme que lui-même. Sa manière d’être intérieure, sa véritable vie n’est connue que de lui ; mais en écrivant, il la déguise ; sous le nom de sa vie, il fait une apologie ; il se montre comme il veut être vu, mais point du tout comme il est »36. Même s’il s’avère difficile de dire la vérité sur sa vie, il n’en est pas moins une démarche impossible. L’autobiographe, à l’aide du pacte autobiographique (pacte qui met en exergue la sincérité de l’intention à faire la lumière sur une vie, et qui donne par ricochet, du crédit à l’existence du genre autobiographique), peut narrer fidèlement l’histoire de sa vie, du moins peut-il tendre vers la vérité en étant le plus « vrai » possible. De ce fait, l’authenticité dans l’écriture de soi ne relève pas uniquement de l’utopie. Philippe Lejeune conclut en ces termes : « Dire la vérité sur soi, se constituer comme sujet plein – c’est imaginaire. L’autobiographie a beau être impossible, ça ne l’empêche nullement d’exister »37. Toutes ces critiques, basées certainement sur le doute de la bonne foi de la mémoire, n’ont nullement pu invalider les entreprises autobiographiques.
La faillibilité de la mémoire ne saurait être une raison suffisante pour empêcher l’existence de l’autobiographie. Françoise Simonet-Tenant renchérit sur cette vision des choses : « Que la mémoire soit inévitablement sélective n’invalide pas l’intention du mémorialiste ou de l’autobiographe qui est d’offrir au lecteur sa vérité, projet éthique bien différent d’un jeu délibéré avec la fiction »38. Il ressort de toutes ces réflexions qu’aucun motif ne saurait arrêter l’autobiographe dans son désir de vérité, d’authenticité. L’authenticité dans la littérature du moi est fondamentalement l’expression de la vérité. L’autobiographe, en disant son moi intérieur, même dans la plongée vers le monde flou de ses souvenirs, doit rendre fidèlement compte du parcours de sa vie. Il doit dans sa démarche rassurer le lecteur sur la vérité et la sincérité de son histoire. Partant de cela, nous éprouvons donc le besoin d’affiner et de préciser le concept de l’authenticité dans l’écriture autobiographique.
Michel Braud semble être une référence appropriée. Dans l’un de ses articles sur l’autobiographie, en s’inscrivant dans une perspective historique, il définit l’authenticité comme : « Manière d’être soi-même de façon pleine, entière, sans intention seconde tue ou cachée aux autres ou à soi-même39. » Il pense que l’authenticité doit être reliée à l’émergence de la conception moderne de l’individu qui, ayant acquis le sentiment d’exister indépendamment d’un ordre plus vaste et transcendant, est conduit à interroger la vérité de son discours sur lui-même. Désormais, le sujet n’est plus mû par des humeurs dont l’organisation relève de l’ordre du monde, mais possède une profondeur, une intériorité et une intimité dont il est seul à pouvoir rendre compte. Cette conscience de soi prend forme en France au cours du XVIIIe siècle (tournant des Lumières), se situant à l’arrière-plan des autobiographies et journaux intimes de la deuxième moitié du siècle40. Le terme « authenticité » entendu comme « la conscience de soi » ou « la vérité sur soi-même » est attestée par Rousseau lorsqu’il écrit : « Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi. Moi, seul. Je sens mon cœur et je connais les hommes41. » Dans le premier préambule des Confessions, Rousseau affirme explicitement son choix radical de dire la vérité, toute la vérité sur sa vie : « Je serai vrai ; je le serai sans réserve ; je dirai tout ; le bien, le mal, tout enfin. Je remplirai rigoureusement mon titre, et jamais la dévote la plus craintive ne fit un meilleur examen de conscience que celui auquel je me prépare ; jamais elle ne déploya plus scrupuleusement à son confesseur tous les replis de son âme que je vais déployer tous ceux de la mienne au public42. » Rousseau est ferme dans ses propos ; il garde la mainmise absolue sur sa vérité. Le seul qui puisse dire la vérité sur Rousseau est Rousseau, et pas quelqu’un d’autre, commentait Doubrovsky43. Ce principe radical semble être au principe de toute autobiographie. Seul le sujet est capable de « dire la vérité sur sa vie ». En contractant le « pacte autobiographique » avec son lecteur, l’autobiographe s’engage à lui dévoiler son intention d’être vrai, ou du moins d’être le plus vrai possible. Pour rendre donc crédible l’authenticité, il nous faut la concevoir autrement. L’authenticité dans le projet autobiographique « doit donc être envisagée comme la manière de se représenter (plus ou moins stéréotypée, plus ou moins consciemment élaborée, plus ou moins figée) qu’adopte l’autobiographe ou le diariste, et que le lecteur est invité à apprécier44. » Une parfaite collaboration entre l’autobiographe et le lecteur est donc envisagée. L’authenticité ne peut exister que si le lecteur s’engage à tenir pour vrai ce qui est raconté dans l’autobiographie. L’adhésion du lecteur est donc capitale et doit reposer – au moins en partie – sur la croyance en l’authenticité du récit autobiographique, c’est-à-dire sur l’espoir – ou l’illusion – d’une communion avec son auteur45.
Chapitre III - L’autobiographie et les autres formes autobiographiques : dialogue et frontières (?)
Faut-il établir un dialogue et / ou une frontière entre l’autobiographie et les autres genres de l’écriture de soi ? S’il est vrai que le genre autobiographique peut, au sens large du terme, comprendre des Mémoires, des journaux intimes, des romans inspirés de la vie de l’auteur ; est-ce pour autant qu’il faille concevoir et entendre que ces genres littéraires fonctionnent de la même manière ? N’y a-t-il pas des caractéristiques propres à chaque écriture de soi ?
1 - Dialogue entre les écrits de soi
L’écriture de soi englobe plusieurs formes autobiographiques. Il paraît tout à fait légitime d’établir un dialogue entre l’autobiographie et ses formes voisines. Les différents genres ayant pour visée l’écriture d’une vie, l’écriture du moi, ont bien souvent des points de rencontre. À l’instar de l’autobiographie, les Mémoires, le journal intime et le roman personnel sont entre autres des récits qui popularisent une forme de discours à la première personne. L’entreprise autobiographique, appartenant donc au champ littéraire, au champ créatif et esthétique, entretient fort bien un dialogue avec les autres genres. Elle n’est pas isolée dans son monde, coupée des autres œuvres. Toutes les formes de la littérature du moi semblent s’entremêler. Elles font appel bien souvent aux mêmes composantes de l’écriture de soi, notamment aux catégories de forme du langage, du sujet traité, de la situation de l’auteur et de la position de l’auteur. De Grève développe à son tour les différentes conditions de l’écriture de soi en se référant bien sûr à la lecture de Lejeune.
Comme le reconnaît Philippe Lejeune, « certaines conditions peuvent être remplies pour la plus grande partie sans l’être totalement » : ainsi, le discours peut occuper une certaine place dans le récit ; la perspective « principalement rétrospective » peut inclure des autoportraits, des parties de journal intime ; le sujet, individuel, peut être accompagné d’une histoire sociale et politique46.
Cet état de fait rend bien évidemment difficile la question de la frontière entre l’autobiographie et les autres formes autobiographiques. La distinction entre l’autobiographie et certains romans écrits à la première personne semble être une problématique importante dans l’approche de la littérature du moi. Lejeune indique une distinction à faire. Tout récit, même étant rétrospectif, écrit à la première personne, mettant l’accent sur sa vie individuelle, n’est pas forcément autobiographique. Il le dit bien à propos : « Est une autobiographie toute œuvre qui remplit à la fois les conditions indiquées dans chacune des catégories. Les genres voisins de l’autobiographie ne remplissent pas toutes ces conditions47. » Rappelons avec force ces catégories qui fournissent clairement des repères remarquables dans le foisonnement du genre autobiographique. Il s’agit de la forme du langage (« récit » ; « prose »), du sujet traité (« vie individuelle » ; « l’histoire de la personnalité ») et de la position particulière de l’auteur (« point de vue rétrospectif », « identité auteur-narrateur-personnage »)48. Voici les critères élaborés par Lejeune pour garantir une œuvre autobiographique de celle qui ne l’est pas. Il délimite bien le champ d’application du genre. Une œuvre qui ne remplit pas à la fois toutes ces conditions ne peut être considérée comme autobiographique. Pour éviter toute confusion, il établit une liste de ces conditions non remplies par les genres voisins de l’autobiographie. Dans les Mémoires par exemple, l’accent n’est pas mis sur « la vie individuelle ; l’histoire d’une personnalité » ; le journal intime, quant à lui, n’a pas une « perspective rétrospective » ; le roman personnel, à son tour, ne révèle pas l’identité de l’auteur et du narrateur49. La caractéristique principale de l’autobiographie et des autres genres de la littérature intime se précise avec Lejeune : « Pour qu’il y ait autobiographie (et plus généralement littérature intime), il faut qu’il y ait identité de l’auteur, du narrateur et du personnage50. » Forts de cette réflexion, nous pouvons donc envisager une frontière entre une démarche autobiographique et les Mémoires, le journal intime, le roman personnel. Un examen minutieux de ces genres voisins à l’autobiographie nous semble capital.
2 - Aux frontières de l’autobiographie
L’expression autobiographique est très dense dans son inventivité. Elle se présente sous diverses formes. L’histoire littéraire enregistre un certain nombre de romans écrits à la première personne. Ces écritures personnelles, ces genres narratifs à la première personne connaissent de façon assez marquante la faveur du public du XVIIe au XIXe siècle. Peuvent, par exemple, être considérées de façon générale comme écritures autobiographiques : les Mémoires, le journal intime, le roman personnel, l’autofiction, l’autoportrait, l’autobiographie, les correspondances ou lettres, les récits de souvenirs. Il faut dès lors envisager une distinction entre le substantif « autobiographie » et l’adjectif « autobiographique ». Au sens large du terme, le genre autobiographique peut désigner aussi tout texte où l’auteur semble exprimer ses propres profondeurs, sa vie, ses émotions, ses sensibilités, quelle que soit la forme du texte et quel que soit le contrat proposé par l’auteur. Notre analyse des frontières de l’autobiographie s’articulera autour de trois formes autobiographiques : les Mémoires, le journal intime et le roman personnel.
2. 1 - Frontière de l’autobiographie et des Mémoires
Le Trésor de la langue française établit une distinction entre le substantif féminin « mémoire », faculté comparable à un champ mental dans lequel les souvenirs, proches ou lointains, sont enregistrés, conservés et restitués, et le substantif masculin « Mémoires », relation manuscrite ou imprimée qui rappelle la vie, les événements auxquels est associée une personne51. Jean-Louis Jeannelle joue un rôle fondamental dans la reconnaissance de la catégorisation des termes : « Mémoires », « mémoires », « mémoire ». Déjà dans l’introduction de son texte intitulé, Écrire ses Mémoires au XXe siècle. Déclin et renouveau, le spécialiste précise les termes pour éviter toute confusion dans l’approche du mot « mémoire ». Il écrit ceci :
Par commodité, je respecterai les conventions suivantes : la majuscule sera réservée aux écrits relevant de ce genre littéraire, les « Mémoires » (exception faite des citations dans lesquelles l’auteur n’a pas en lui-même recours à la majuscule). La minuscule s’appliquera au nom commun féminin pluriel, les « mémoires », et désignera tout réseau de mémoire collective, ainsi que le veut un usage communément admis de nos jours. Le masculin avec minuscule désignera des écrits dont la fonction est administrative, documentaire ou scientifique et le féminin singulier, la faculté humaine de remémoration52.
De ce fait, « Mémoires », « mémoires » et « mémoire » ne sont pas à confondre. La mémoire renvoie donc à « l’ensemble de fonctions psychiques, à la faculté de se souvenir et de la prise en conscience du passé comme tel […] Qui dit mémoire suggère également deux formes de mémoire : la mémoire individuelle et la mémoire collective53. » Tandis que les Mémoires, selon Gustave Vapereau sont : « une sorte de composition historique ayant pour objet de relater des événements auxquels le narrateur, homme d’État, militaire, écrivain, artiste, s’est trouvé mêlé54. » « Mémoires » est donc un genre littéraire, nom significativement dérivé, par changement de genre et de nombre, de la mémoire. Même si nous évoquons parfois ces différents termes, notre analyse s’intéressera particulièrement aux « Mémoires » dans leur rapport à l’autobiographie.
Mémoires et autobiographie ont en commun : la forme du langage (un récit en prose) ; l’identité de l’auteur (nom référentiel), du narrateur, et du personnage principal ; le caractère rétrospectif de longue portée du discours. Sous cet angle, ces deux genres semblent totalement se rapprocher. C’est pourquoi on est parfois tenté d’en faire un amalgame. Nous assistons à un mélange de rôle entre les autobiographes et les mémorialistes. Pendant que certains autobiographes considèrent leurs textes comme des « mémoires », les mémorialistes, à leur tour, en parlant de leurs œuvres, affirment qu’ils font de l’« autobiographie ». C’est en cela que les Mémoires peuvent se considérer comme étant des confessions, des confidences, des autobiographies. Mais, il faut toutefois se garder d’une confusion de terme. Chacun de ces genres a bien une connotation singulière, d’où la distinction à faire entre « Mémoires » et « Autobiographie ». Plusieurs modalités pourraient justifier cela. La première modalité est temporelle. Elle se précise à partir de la date d’apparition, du moment où les deux genres littéraires ont commencé à se théoriser.
Jean-Louis Jeannelle s’appuie sur cette modalité pour distinguer les récits mémoriaux des récits autobiographiques. Pour lui, en effet, les Mémoires, genre littéraire (qu’il qualifie de « prestigieuse aînée »), est apparu en 1524, sous la plume de Philippe de Commynes55, longtemps avant l’autobiographie, attestée pour la première fois en 1797. Il s’insurge contre le fait que les Mémoires soient dépréciés aujourd’hui au profit de l’autobiographie.
Les Mémoires ont peu à peu subi la rude concurrence de l’autobiographie, qui a mis bien du temps à s’imposer en France en tant que catégorie générique mais s’est, en revanche, rapidement développée en tant que modèle d’écriture au XXe siècle, au point de devenir l’archétype quasi exclusif de tout récit de soi, le quatrième genre, à côté du roman, de la poésie et du théâtre.56.
En se basant sur la genèse de ces deux genres connexes, il en résulte que l’autobiographie, surgeon relativement récent, se déployant comme une autre modalité d’auto-narration, semble s’inscrire dans la continuité du genre mémorial. La position du critique est tranchée. Il pense qu’il est temps pour les Mémoires d’acquérir leur autonomie : « Jadis véritable archigenre des récits de soi, les Mémoires doivent à présent se ménager une place au sein des écrits intimes, dominés par l’autobiographie : c’est de ce renversement qu’il s’agit de rendre compte57. »
La deuxième modalité est définitionnelle. Véronique Montémont établit une ligne de partage entre l’autobiographie (« sorte de confession ») et les Mémoires (« narration de faits indépendants des impressions de l’âme »)58. Elle oppose donc l’autobiographie, qui est une espèce de confession s’intéressant à l’histoire personnelle de son auteur, aux Mémoires, qui racontent des faits extérieurs, des faits historiques qui peuvent être étrangers à l’écrivain. Si le projet autobiographique se veut une narration portée vers l’intimité de l’écrivain, ce n’est pas forcément le cas pour les Mémoires, qui la plupart du temps, évoquent des faits passés, qui ne sont pas forcément un processus d’intériorisation. Dominique Marie disait ceci : « Le mémorialiste, témoin des évènements de son temps, privilégie la chronique sociale au détriment de sa propre histoire59. » Mieux, là où le mémorialiste n’est pas « tenu de rendre compte de ce qui se passe au fond de l’âme » puisqu’il « écrit le commentaire de l’histoire », l’autobiographe lui « fait le roman du cœur60. » L’accent mis sur la vie individuelle distingue bien l’écriture autobiographique de celle des Mémoires. La troisième modalité est mémorielle. Françoise Simonet-Tenant évoque que cette modalité se comprend sur le plan du rapport à la mémoire. Elle souligne en effet que : « Le mémorialiste a confiance en sa mémoire, à laquelle il demande de restituer le plus grand nombre possible de données factuelles : il pense exercer une entière maîtrise sur cette faculté fonctionnelle ; l’autobiographe fait de la mémoire non seulement un vecteur de l’écriture mais aussi un objet de celle-ci61. »
Le mémorialiste et l’autobiographe entretiennent un rapport différent à la mémoire. Si le premier semble idéaliser la mémoire comme une source fiable, le second, quant à lui, paraît se méfier de la variation de cette faculté psychique. Quand bien même, l’autobiographe aurait recours à sa mémoire dans l’exploration de soi, il est bien conscient de sa faillibilité dans la mesure où elle paraît imprévisible et lacunaire. C’est probablement Michel Leiris, dans Fourbis, qui explicite et met au jour avec la plus grande acuité de conscience, la richesse du commentaire sur le défaut de mémoire, sur la fécondité de l’oubli, sur la tromperie autobiographique62. La défaillance de la mémoire semble nous situer un peu comme dans le processus de rêve décrit par Freud. L’autobiographe est bien conscient de cette faille, il traite les souvenirs comme des instants qui peuvent se superposer, s’entrecroiser, se déplacer. La difficulté de traduire exactement ses souvenirs, sujette au défaut de la mémoire, est ainsi avérée. Dans son texte, Leiris signale trois sources de piperies, de tromperies : défaut de lucidité, défaut d’expression, oubli sciemment déclaré63.
2. 2 - Frontière de l’autobiographie et du journal intime
En évoquant le mot journal, nous faisons ici allusion au journal intime, personnel (une écriture de la personne même), et non au journal édité par la presse quotidienne. Une telle précision nous éviterait de tomber dans une éventuelle confusion. Lejeune définit le journal comme une « série de traces datées, une mémoire notée au jour le jour : un enregistrement de données, une simple archive64. » Une caractéristique fondamentale du journal est donc la datation :
La base du journal, c’est la date. Le premier geste du diariste est de la noter en tête de ce qu’il va écrire. « Mercredi 2 mars 1898 », écrit Cathérine Pozzi […] La datation peut être plus ou moins précise ou espacée, mais elle est capitale. Une entrée de journal, c’est ce qui a été écrit à tel moment, dans l’ignorance absolue de l’avenir, et dont il faut que je sois sûr que cela n’a pas été modifié65.
La pratique du journal, selon Lejeune est très ancienne et remonte aux origines mêmes de l’écriture et du calendrier. Mais elle est restée fort longtemps à l’écart du champ littéraire et de l’expression de la personne. Pour le spécialiste, le journal connaît des étapes progressives : il passe du « for privé » au « for intérieur ». Il faut attendre la fin du Moyen Âge pour voir émerger les conditions de possibilité d’un journal « personnel ». À cette période, le journal se présente comme une entreprise privée qui vise la sauvegarde de l’histoire quotidienne d’un groupe de personne. Dans ce contexte, le journal prend une forme collective et publique. C’est au milieu du XVIIIe siècle, à partir des années 1760, que va se développer la personnalisation de la pratique du journal. Le journal s’individualise, devient une pratique personnelle et intime à travers laquelle l’individu expose sous plusieurs angles, le secret de sa vie et ses propres profondeurs. Le diariste est au cœur de son écriture. En plus d’être le rédacteur il devient à la fois le sujet et le destinataire. Son écriture est le lieu où foisonnent les différents moments de sa vie. Le journal devient le miroir de sa vie. Lejeune parle de « journal de bord » de l’individu, où il expose ses soucis de santé, son emploi du temps, ses expressions d’affects (amitiés, amours, conflits), ses réflexions personnelles et ses projets66. Au milieu du XIXe siècle, le journal s’affirme et s’impose comme une œuvre littéraire à part entière, même s’il est toujours considéré comme un genre mineur. Le journal doit sa littérarité au roman en forme de journal selon Lejeune. « L’entrée du journal dans la sphère littéraire a été facilitée et légitimée par le développement parallèle du roman en forme de journal qui stylise l’écriture fragmentaire, allusive, répétitive du journal pour l’intégrer dans une narration classique ayant début, milieu et fin67. »
Devenu un genre littéraire, le journal est tenu tout au long d’une vie par tout le monde, hommes et femmes, adolescents et adultes. Il est le lieu de l’évocation journalière des différents moments de la vie. Les temps de crise, de maladie, de bonheur, de questionnement et les expériences de voyages sont autant d’aspects qui peuvent être racontés par le diariste. Comme l’autobiographie, le journal est une évocation de soi, un récit à la première personne racontant l’histoire personnelle et intime de l’écrivain. L’autobiographe et le diariste s’expriment à la première personne « je » dans leur narration. Mais il faut toutefois noter que le second peut parfois convoquer d’autres pronoms personnels tels que : « tu » et « il ». Appuyons-nous sur la citation de Michel Braud pour nous en convaincre : « Le diariste assume à la fois […] deux figures de soi de statut différent : celui qui parle et celui à qui il parle ou dont il parle68. » Cet état de fait rend délicat l’identification du diariste sous le pronom.
En outre, si l’on se base sur la définition que Philippe Lejeune donne de l’autobiographie et du journal, il nous semble légitime d’établir une distinction entre ces deux genres littéraires. L’autobiographie, rappelons-le, par définition est : « un récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité69. » Le journal, quant à lui, est une « série de traces datées, une mémoire notée au jour le jour : un enregistrement de données, une simple archive70. » Partant de ces définitions, nous percevons que l’autobiographie et le journal se distinguent au niveau de la modalité temporelle. L’autobiographie est rétrospective : c’est une descente dans les souvenirs lointains ; par contre le journal est un récit quotidien, écrit au jour le jour, qui fait appel à une mémoire proche qui retient l’éphémère événementiel d’une journée. Il y a donc une distance temporelle entre ces deux formes d’écriture. La rétrospection distingue bien ici l’autobiographie du journal intime. Françoise Simonet-Tenant fait un remarquable résumé au sujet de la différence entre l’autobiographie et le journal :
Si le diariste écrit le plus souvent à chaud, la coïncidence du discours et du vécu, où la vie en quelque sorte s’absorbe dans l’écriture, reste plus rare que la relation d’un passé très proche, consigné à l’aveuglette dans un présent ignorant de l’avenir. Par là même, le journal se distingue nettement de l’autobiographie et des mémoires qui supposent un récit rétrospectif porté par un plan d’ensemble, une écriture panoramique en quelque sorte. La perspective rétrospective et reconstructive de l’autobiographie contraste avec l’écriture répétitive, tâtonnante et assez souvent tendue vers l’avenir – en particulier dans les journaux de jeunesse – du diariste71.
C’est à juste titre que Georges Gusdorf a pu dire que : « Une autobiographie est un livre refermé[…] le journal intime est un livre ouvert 72», opposant ainsi la maîtrise de la destinée que maints autobiographes donnent en spectacle au lecteur à « l’écriture momentanée d’un moi en miettes », intermittente, parfois incohérente, chargée de questions plus que de réponses73.
Une autre différence notable semble se dégager entre l’autobiographie et le journal intime : « Si toute tentative d’écriture même implicitement, même inconsciemment, est destinée à autrui, le journal n’est pas par nature conçu dans une perspective de publication74 ». La distinction entre ces deux formes d’écriture du moi semble expressive.
2. 3 - Frontière de l’autobiographie et du roman personnel
Les romans que la critique littéraire appelle parfois « personnels »75 forment une famille d’œuvres bien circonscrite dans le temps, caractéristique du XIXe siècle français. Portant souvent en titre le prénom du héros éponyme (René, Adolphe, Dominique)76, et parfois un nom symbolique (Oberman77, « l’homme des hauteurs »), ces romans écrits à la première personne ont pour propos de raconter la crise d’une hypersensibilité en proie aux affres du romantisme, conçu non comme mouvement littéraire, mais comme névrose aussi bien individuelle que collective, dont il s’agit de se déprendre par l’exercice de l’introspection et de la confidence78.
Vers la fin du XVIIIe ou au début du XIXe, les termes de « roman autobiographique » ou « roman personnel », semblent être des sous-genres connexes de la littérature intime. Ils s’identifient dans leur rapport à la fiction. C’est sans doute pour cette raison, que Joachim Merlant, dans l’un de ses travaux, semble utiliser indifféremment les concepts « roman personnel » ou « roman autobiographique »79. Partant de ce constat, notre convocation des deux concepts exprimera la même réalité. En parlant de roman personnel, nous soulignons simultanément le roman autobiographique. C’est au roman autobiographique que se réfère Philippe Lejeune lorsqu’il explique l’origine de son grand chantier sur l’autobiographie : « Toute mon analyse était partie d’une évidence : comment distinguer l’autobiographie du roman autobiographique80 ? » C’est sous cette plume que nous pouvons saisir les critères distinctifs de l’autobiographie et du roman autobiographique. Il fait une analyse efficiente dans Le Pacte Autobiographique. Il montre dans son texte que le critère essentiel de distinction est l’identité onomastique (auteur-narrateur-personnage), critère non vérifié dans le roman autobiographique81.
Dans une autobiographie, l’auteur assume pleinement l’identité « auteur-narrateur-personnage ». Il dévoile ainsi son intention au lecteur de parler de ses propres profondeurs. Son récit d’ordre référentiel s’inscrit donc dans la réalité et la vérité des faits vécus. L’autobiographe se démarque au moyen du « pacte autobiographique », de la fiction et de l’autofiction. Il s’engage délibérément à être authentique dans sa narration. Ce n’est pas le cas pour le roman autobiographique qui use des artifices du roman, qui relève du fictionnel. Mieux, le roman autobiographique – ou le roman personnel – est un genre fictionnel. Pour Simonet-Tenant : « C’est intentionnellement que l’auteur joue avec le lecteur à cache-cache, ne souhaitant pas, pour diverses raisons, assumer l’identité auteur-narrateur-personnage et aiguisant par là même le voyeurisme du lecteur transformé en limier82. » Le lecteur du roman autobiographique se doit de développer des qualités d’enquêteur afin de mieux cerner tout ce qui se joue dans l’intrigue, pour y distinguer les personnages en jeu. Il s’interroge constamment sur l’identité de celui qui raconte l’histoire. Une lecture interprétative de sa part semble indispensable dans ce cas de figure. Tandis que le lecteur de l’autobiographie, lui, n’a pas besoin d’efforts supplémentaires pour suivre son auteur.
Avec le « pacte autobiographique » qui révèle une identification onomastique, il est sûr que l’histoire racontée est bel et bien celle de son auteur. Aussi, pouvons-nous souligner que les travaux de Philippe Gasparini semblent être fondamentaux dans l’exploration des sous-genres connexes de la littérature du moi, à savoir : l’autobiographie – l’autofiction – le roman autobiographique. Dans son texte Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, il met en lumière une préoccupation non négligeable du lecteur autobiographique : « Est-ce l’auteur qui raconte sa vie ou un personnage fictif83 ? » L’essai de Gasparini nous éclaire utilement sur les rapports entre roman autobiographique et autobiographie. Ce critique fait remarquer que ces sous-genres connexes « mélangent deux codes incompatibles, le roman étant fictionnel et l’autobiographie référentielle84. » Il poursuit son argumentation en ces termes :
Les romans autobiographiques ne souscrivent aucun contrat de référentialité et se soustraient à tout dispositif de vérification. Ils relèvent donc probablement, par défaut, des énoncés fictionnels. […] La fictionnalité d’un roman ne réside pas dans les situations, les décors, les personnages, qui peuvent être empruntés à la réalité, mais dans son protocole d’énonciation : il est raconté par une entité imaginaire qui n’a aucun compte à rendre au réel85.
Simonet-Tenant dans une des ses analyses sur le roman autobiographique, démontre à l’aide d’exemples précis d’œuvres littéraires, la distinction à faire entre l’autobiographie et le roman autobiographique.
Dans l’autobiographie (par exemple, Les Confessions de Rousseau), l’auteur conclut avec le lecteur un pacte qui revient à dire au lecteur : « C’est moi dont je parle ». Dans l’autobiographie ou les Mémoires fictifs (La Vie de Marianne de Marivaux), l’auteur s’inscrit dans un régime romanesque et suggère au lecteur : « Ce n’est pas moi dont il est question mais je fais comme si c’était moi. » Dans le roman autobiographique (L’Enfant de Vallès), l’auteur remplit avec le lecteur un constat ambigu : « C’est peut-être moi dont il s’agit mais ce n’est pas certain86.
De tout ce qui précède, nous sommes en mesure de souligner que la fictionnalité et la référentialité apparaissent fort éloquemment comme des critères essentiels et distinctifs de l’autobiographie et du roman autobiographique.
Chapitre IV - L’Analphabète : une écriture de soi
Cette étude s’intéressera à l’analyse du récit autobiographique, L’Analphabète d’Agota Kristof. Les travaux de Philippe Lejeune dans Le Pacte Autobiographique catégorisant les critères fondamentaux d’une autobiographie, soutenus par des éléments théoriques et par des exemples précis tirés de notre texte support, nous permettront de montrer dans quelle mesure le critique littéraire peut concevoir L’Analphabète d’Agota Kristof comme une autobiographie. Ce travail se présente comme une analyse de L’Analphabète à partir des quatre catégories d’une autobiographie - théorie développée par Lejeune - que sont : la forme du langage, le sujet traité, la situation de l’auteur et la position de l’auteur.
1 - La forme de langage
1. 1 - Un récit
Du verbe « raconter » s’est formé le substantif « récit ». Littéralement, le récit serait donc le fait de raconter. Développons davantage pour mieux cerner le sens du mot récit. Gérard Genette distingue trois sens du mot « récit » : le récit comme objet (le texte narratif, le discours qui relate les évènements), le récit comme la série d’évènements auxquels le texte donne une existence, le récit comme l’acte de narrer pris en lui-même87.
Dans l’usage courant, le récit peut signifier soit tout ensemble narratif, oral ou écrit, qui nous relate une histoire de n’importe quel type, soit la relation d’une histoire censée s’être réellement accomplie88. Nous comprenons ainsi que le caractère distinctif du récit ne réside pas dans le réel ou le fictionnel. Un récit peut narrer une histoire vraie ou relevant du vraisemblable tout comme une histoire imaginaire. Cependant il faut distinguer le récit écrit à la première personne « je » de celui écrit à la troisième personne « il / elle ». Retenons notre attention sur le premier cas, le récit écrit à la première personne puisque nous sommes en autobiographie. Dans cette forme du récit, l’histoire est contée au lecteur par un narrateur qui se désigne par le pronom de la première personne « je » et, inévitablement, nous donne des évènements une version qui est la sienne (sauf quand il rapporte les paroles d’un ou de plusieurs des personnages). Le narrateur est donc censé raconter une histoire à laquelle il a pris part et qui peut même être présentée comme « son » histoire, celle de son enfance, de sa formation ou d’une période privilégiée de sa vie89.
Cette catégorisation du récit semble justifier notre texte support, L’Analphabète d’Agota Kristof. Ce texte est un récit écrit à la première personne. L’auteure y raconte son histoire personnelle. Dans ce texte, elle passe en revue les moments de sa vie, de son enfance jusqu’à l’âge adulte. Le paratexte90, plus précisément le péritexte, donne des informations précises sur le genre de son texte. Le titre de l’œuvre est illustratif : « récit autobiographique ». Le résumé présenté sur la quatrième de couverture de son texte est aussi évocateur. Sur cette page extérieure de son livre, nous lisons ceci :
Onze chapitres pour onze moments de sa vie, de la petite fille qui dévore les livres en Hongrie à l’écriture des premiers romans en français. L’enfance heureuse, la pauvreté après la guerre, les années de solitude en internat, la mort de Staline, la langue maternelle et les langues ennemies que sont l’allemand et le russe, la fuite en Autriche et l’arrivée à Lausanne, avec son bébé. Ces histoires ne sont pas tristes, mais cocasses. Phrases courtes, mot juste, lucidité carrée, humour, le monde d’Agota Kristof est bien là, dans son récit de vie comme dans ses romans91.
1. 2 - En prose
Philippe Lejeune stipule que l’autobiographie doit être un récit en prose. Que faut-il entendre par prose ? « Tout ce qui n’est point vers est prose » disait M. Jourdain, et cette définition est sans doute la plus parlante : la prose est la forme usuelle de l’expression langagière92. Cette opposition entre vers et prose mérite d’être analysée.
Si les critères de mesure et de définition de l’énoncé poétique sont multiples et incontestables (formels : rythme, unités métriques, sonorités, etc. ; sémantiques : lyrisme, métaphore, etc.), la prose offre, quant à elle, l’originalité de ne se donner à percevoir et à définir que dans ce qu’elle n’est pas. Le problème de la prose est celui du prosaïsme utilitaire de son énonciation. La prose, c’est l’énoncé brut ou immédiat, servile et transparent - au service de la pensée -, fondamentalement insignifiant en soi […] La prose est alors l’outil d’un discours, d’un traité, d’une lettre93.
Partant de cette réflexion, la prose est donc un discours, un récit oral ou écrit qui n’est soumis à aucune des règles de la versification. Le discours autobiographique en plus d’être un récit doit être aussi en prose. L’autobiographie n’est donc pas un poème, mais une histoire écrite en prose qui n’est pas soumise à un rythme précis. L’Analphabète d’Agota Kristof est un récit en prose dans la mesure où le texte est un discours narrant une histoire de vie : l’histoire d’Agota Kristof.
2 - Le sujet traité
Dans une autobiographie le sujet traité doit être la vie individuelle, l’histoire d’une personnalité. L’Analphabète d’Agota Kristof répond bien à ce critère. C’est bel et bien de la propre histoire de vie de l’auteure qu’il s’agit dans ce récit. Son discours n’est rien d’autre que la narration de sa propre expérience de vie. Elle plonge le lecteur dans son passé réel. L’écrivaine ne s’inscrit pas ici dans la fiction, racontant une histoire imaginaire, privée d’indices de référentialité mais baigne plutôt dans la diction, son récit mettant en lumière l’origine et les fondements de sa personnalité. Une étude morpho-sémantique de quelques occurrences extraites de L’Analphabète traduisant l’histoire de vie d’Agota Kristof semble capitale. Nous choisissons délibérément d’étudier en lien avec la vie de l’auteure les occurrences suivantes : « inguérissable », « réchauffer », « clandestinement », « désinfecter », « inconnue » et « analphabète ». Les définitions des occurrences que nous évoquons ici sont toutes issues du Trésor de la Langue Française informatisé94.
L’occurrence « inguérissable » est un adjectif construit sur le procédé de dérivation préfixale puisque l’on repère le préfixe privatif -in (exprimant la négation) devant l’adjectif « guérissable », signifiant « qui peut être guéri ». Agota Kristof utilise cette occurrence dans le premier chapitre de son texte intitulé « Débuts ». Sans doute nous plonge-t-elle dans les débuts de son histoire, dans son enfance, marquée par un amour passionné pour la lecture. Agota Kristof qualifie métaphoriquement son amour fou pour la lecture de maladie « inguérissable », une maladie qu’elle aura à porter toute sa vie. C’était déjà là, en quelque sorte, la germination de sa relation à la littérature. Car ce moment important de sa vie déterminera plus tard sa condition d’écrivaine.
Je lis. C’est comme une maladie. Je lis tout ce qui me tombe sous la main, sous les yeux : journaux, livres d’école, affiches, bout de papier trouvés dans la rue, recettes de cuisine, livres d’enfant. Tout ce qui est imprimé. […] C’est ainsi que, très jeune, sans m’en apercevoir et tout à fait par hasard, j’attrape la maladie inguérissable de la lecture95.
La deuxième occurrence est « réchauffer ». Verbe du premier groupe, « réchauffer » s’est formé à partir de la dérivation préfixale. Car, sur la base « échauffer », également verbe du premier groupe signifiant « rendre chaud » ou encore « procurer une certaine chaleur », on a adjoint le préfixe -re. Ce préfixe, d’une grande productivité en français, a une valeur réitérative dans la mesure où il sert à marquer « la répétition », « faire à nouveau ». Le préfixe -re est allomorphe avec le préfixe -ré ou -r. Partant de là, le verbe « réchauffer » va donc prendre le sens de « rendre chaud à nouveau » ou encore « se procurer de nouveau de la chaleur ». L’évocation de ce verbe provoque chez l’auteure un souvenir lorsqu’elle rentrait pour la première fois à l’internat à l’âge de quatorze ans. Elle se rappelle une expérience douloureuse de sa vie d’internat dans les années cinquante :
À l’internat nous sommes entretenues, certes. Nous avons à manger, et nous avons un toit, mais la nourriture est tellement mauvaise et insuffisante que nous avons tout le temps faim. En hiver nous avons froid. À l’école, nous gardons nos manteaux, et nous nous levons tous les quarts d’heure pour faire des mouvements de gymnastique afin de nous réchauffer96.
La troisième occurrence est l’adverbe « clandestinement » construit sur le procédé de dérivation suffixale. À l’adjectif féminin « clandestine » qui signifie « tenir en secret », issu du latin clandestinus, « qui se fait en secret, qui agit en cachette », s’est adjoint le suffixe adverbial -ment – très productif dans le vocabulaire français, servant à former des adverbes de manière ou des substantifs – du latin mens, mentem, désignant « la façon, la manière ». « Clandestinement » signifie donc une action réalisée « de manière clandestine », « de manière secrète, cachée ». Cet adverbe a une connotation bien singulière dans l’entendement d’Agota Kristof. Sa vie continue d’être marquée par une souffrance morale, sociale et culturelle avec l’épisode de l’immigration forcée et vécue « clandestinement ». Cette occurrence employée au chapitre 7 de son texte, intitulé « Mémoire »97, nous renvoie en 1956, quand, à l’âge de vingt-et-un ans, elle traverse avec son mari et sa petite fille de quatre mois la frontière entre la Hongrie (son pays natal) et l’Autriche. Elle fait en cet instant précis de son histoire l’expérience de l’immigration (thème qui sera développé dans un chapitre du mémoire).
Sa vie se déroule dans un difficile contexte politique, la Hongrie (son pays) étant sous la domination de forces étrangères. En effet, née en 1935 à Csikvand, un petit village situé près de la frontière austro-hongroise, Kristof a été témoin de l’occupation de son pays natal d’abord par les Allemands puis par les Russes à la fin de la Seconde Guerre mondiale98. C’est cette instabilité politique qui l’a conduite à fuir son pays pour sauver sa vie. Car l’année 1956 marquera à jamais l’histoire de la Hongrie : après le déclenchement de la révolution spontanée contre l’occupation soviétique du territoire hongrois, deux cents mille citoyens fuient le pays et s’installent en exil99. Agota Kristof fait, dès lors, l’expérience de l’exil. Le thème de l’exil, très récurrent chez elle, traverse toute sa production littéraire. Ainsi, L’Analphabète (son recueil de textes à caractère autobiographique) éclaire le lien direct entre le vécu traumatique de l’exil de Kristof et son style « inquiétant », « troublant », provoquant un « sentiment de malaise » chez le lecteur100.
Son expérience de l’exil a forcément perturbé son existence. Les occurrences « intégration » et « assimilation » qu’elle emploie à la page 44 de son texte nous aident à mieux comprendre un tournant décisif de son histoire : l’épisode de son « immigration » en Suisse romande. L’analyse de ces trois occurrences se réalisera dans la deuxième partie du mémoire.
Elle évoque un autre épisode peu reluisant de sa vie en lien avec son hygiène corporelle. C’est un fait majeur qui l’a certainement marquée puisqu’elle en parle. En effet, privée de douche pendant plusieurs jours durant ses errances, Kristof fait l’expérience de la saleté, ses habits dégagent une odeur puante et des germes malsains, nuisibles à la santé. À son arrivée à Lausanne, elle souligne ceci : « […] Hommes et femmes sont séparés pour la douche. On emporte nos vêtements pour les désinfecter101 ». Analysons l’occurrence « désinfecter » pour mieux saisir la teneur de sa pensée. Le verbe « désinfecter » est un verbe du premier groupe construit sur le principe de dérivation préfixale. En effet, sur la base « infecter » désignant « imprégner d’émanations puantes, de germes malsains », s’est ajouté le préfixe -dé pour former « désinfecter ». L’ajout du préfixe -dé (s) au verbe « infecter » forme son contraire « désinfecter » qui désigne « procéder à une désinfection » ; mieux encore, « purifier une source préalablement souillée ». Agota Kristof, en utilisant ce verbe, veut faire comprendre à son lecteur son humiliante condition de déplacée. Car, durant ses nombreuses errances, elle n’a même pas eu droit à la douche et ses vêtements inchangés depuis plusieurs jours de voyage, méritaient d’être « désinfecter ».
C’est une aventure peu reluisante pour elle et sa famille. Du petit village autrichien, elle arrive en transit à Vienne avant de s’embarquer pour la Suisse. Logés momentanément à Lausanne, la vague des « personnes déplacées » peut maintenant prendre la douche et se débarrasser de leurs souillures et puanteurs. Cela pourrait se vérifier à travers cette longue illustration :
Noël approche quand nous prenons le train pour la Suisse. Il y a des branches de sapin sur la tablette devant la fenêtre, du chocolat et des oranges. C’est un train spécial. À part les accompagnateurs, il n’y a que des Hongrois dedans, et ce train ne s’arrête qu’à la frontière suisse. Là, une fanfare nous accueille, et de gentilles dames nous passent par la fenêtre des gobelets de thé chaud, du chocolat et des oranges. Nous arrivons à Lausanne. Nous sommes logés dans une caserne sur les hauteurs de la ville, près d’un terrain de football. De jeunes femmes habillées comme des militaires prennent nos enfants avec des sourires rassurants. Hommes et femmes sont séparés pour la douche. On emporte nos vêtements pour les désinfecter102.
L’expérience de l’immigration peut aussi engendrer le problème de la langue. C’est sans doute l’un des facteurs importants pour une intégration dans un pays étranger. Voici un des problèmes majeurs auxquels sont confrontés les immigrés de langue étrangère. Ce fut aussi une des expériences douloureuses d’Agota Kristof. Elle a aussi buté sur la problématique des langues étrangères. L’auteure est confrontée à la difficulté de la langue française. Elle qualifie le français (parlé en Suisse romande) de langue « inconnue ». L’occurrence « inconnue » est construite par dérivation préfixale. En effet, à l’adjectif féminin « connue » a été ajouté le préfixe privatif -in. Ce préfixe évoque l’idée de « la négation » tandis que l’adjectif féminin « connue » à valeur appréciative va désigner « ce qui est familier, courant, répandu ». Par conséquent, le mot « inconnue » prendra le sens de « ce qui n’est pas connu », « ce qui est méconnu » ou encore « ce qui n’est pas familier ». En utilisant l’occurrence « inconnue » pour qualifier sa relation au français, Agota Kristof entend souligner son incapacité profonde à pratiquer cette langue, tant elle lui est étrangère dans toutes ses facettes. Elle décrit fidèlement cette étape de sa vie qui certainement a bouleversé toute son existence : « C’est ainsi que, à l’âge de vingt-et-un an, à mon arrivée en Suisse, et tout à fait par hasard dans une ville où l’on parle français, j’affronte une langue pour moi totalement inconnue. C’est ici que commence ma lutte pour conquérir cette langue, une lutte longue et acharnée qui durera toute ma vie103. »
Cette problématique en engendre une autre : l’analphabétisme. En effet, dans le dernier chapitre de son texte (chapitre quasiment homonyme du titre de l’œuvre), Agota Kristof s’identifie à une « analphabète », exprimant ainsi l’impérieuse difficulté de sa condition sociale et son incapacité à pratiquer le français, sa nouvelle langue d’accueil. Nous proposons une analyse morpho-sémantique de l’occurrence « analphabète » dans la troisième partie du mémoire.
Toutes ces abondantes lignes semblent traduire fidèlement l’histoire d’Agota Kristof, une vie marquée par bien d’épreuves.
3 - La situation de l’auteur
En parlant de la situation de l’auteur, il s’agit pour nous de vérifier essentiellement deux choses : le nom de l’auteur renvoie-t-il à une personne réelle ? Y a-t-il une identité de l’auteur et du narrateur ?
Primo, intéressons-nous à l’examen de la question de la référentialité de l’auteur de notre texte support. À l’aide de faits précis, nous pouvons prouver l’existence d’Agota Kristof. Elle a bel et bien vécu à un moment donné de l’histoire de l’humanité. Née le 30 octobre 1935 à Csikvánd, en Hongrie, elle est morte le 27 juillet 2011 à Neuchâtel, en Suisse. Sa notice biographique élaborée plus haut semble corroborer notre argumentation. Elle n’est donc pas une personne fictive. Elle « est ». Avec le paratexte de l’œuvre, plus précisément le péritexte, nous enregistrons un certain nombre d’informations utiles pour notre approche. Nous y identifions le nom de l’auteure, le titre, le sous-titre de l’œuvre et la maison d’édition. Ainsi, sur la première de couverture, nous pouvons lire cette présentation : nom de l’auteure (Agota Kristof), titre de l’œuvre (L’Analphabète), sous-titre (Récit autobiographique), maison d’édition (Zoé). La quatrième de couverture quant à elle, fait une succincte biographie de l’auteure. Elle nous donne des informations sur sa vie et ses productions littéraires et nous gratifie d’un résumé de L’Analphabète. Tous ces éléments nous aident à comprendre que nous ne sommes pas dans la fiction. Agota Kristof est un nom qui renvoie à une référence, à une personne, à une écrivaine.
Secundo, analysons la question d’identité onomastique de l’auteur et du narrateur. En parlant d’identité dans l’autobiographie, nous devons noter cette première équation : auteur = narrateur. Cette équation se vérifie par l’emploi de la première personne « je ». Agota Kristof est l’auteure de L’Analphabète puisque son nom figure sur la première de couverture du livre. Elle en est aussi la narratrice, puisque c’est elle qui raconte l’histoire. Dans ce livre, Agota Kristof emploie couramment les pronoms de la première personne pour raconter son histoire, pour « rendre compte des mouvements intérieurs de son âme104. »
Toute sa narration est une parfaite mise en évidence des pronoms personnels tels que : « je », « mon », « ma », « mes », « nous » (je + tu ou il / elle). Citons quelques extraits du texte pour nous en convaincre : « je lis », « j’ai quatre ans », « mon père est le seul instituteur du village »105 ; « la cuisine de ma mère sent la bête »106 ; « j’attrape la maladie inguérissable de la lecture »107 ; « j’aime raconter des histoires »108 ; « mes frères dorment, je m’endors, moi aussi »109 ; « nous sommes une dizaine de hongrois à travailler dans l’usine »110.
4 - La position de l’auteur
Deux questions sont indispensables pour cette analyse : Y a-t-il une identité du narrateur et du personnage principal ? Y a-t-il une perspective rétrospective du récit ?
4. 1 - Identité du narrateur et du personnage principal
Nous devons avoir ici la deuxième équation : narrateur = personnage principal. Cela renvoie à l’idée que, dans l’autobiographie, celui qui raconte l’histoire est aussi le personnage principal en jeu dans cette même histoire. Comme la première, cette équation se vérifie aussi par l’emploi de la première personne « je ». Philippe Lejeune, en s’appuyant sur les analyses de Benveniste, conclut que la « première personne » se définit par l’articulation de deux niveaux : la référence et l’énoncé. Le pronom personnel « je » n’a de référence actuelle qu’à l’intérieur du discours, dans l’acte même d’énonciation. Benveniste signale qu’il n’y a pas de concept « je ». Le « je » renvoie à chaque fois à celui qui parle et que nous identifions du fait même qu’il parle. Aussi, les pronoms personnels de la première personne marquent-ils l’identité du sujet de l’énonciation (celui dont on parle, le personnage principal) et du sujet de l’énoncé (ce dont on parle, l’histoire racontée)111. Ainsi, quand Agota Kristof dit par exemple à la page 53 de son texte : « Je ne sais ni lire ni écrire », l’emploi du pronom « je » aboutit par l’articulation de ces deux niveaux (référence et énoncé) à identifier la personne qui parle avec celle qui méconnaît l’alphabet. C’est Agota Kristof qui parle (narratrice) et c’est encore elle qui ne sait ni lire ni écrire (personnage principal).
La démonstration de la double équation : « auteur = narrateur » et « narrateur = personnage principal » semble justifier l’identité onomastique de l’auteur, du narrateur et du personnage dans L’Analphabète. Agota Kristof fait donc recours aux identifications consubstantielles à l’autobiographie dont elle est à la fois l’auteure, la narratrice, et le personnage principal de l’histoire.
4. 2 - Perspective rétrospective du récit
La perspective principalement rétrospective du récit est un autre élément distinctif de l’autobiographie. Pour Jacques Lecarme et Eliane Lecarme-Tabone : « La marche arrière reste la seule vitesse que puisse utiliser le conducteur d’autobiographie, et le passé, pour ce qui concerne l’histoire, est la seule dimension temporelle du genre112. » Le récit autobiographique d’Agota Kristof, L’Analphabète, paru en 2004, semble obéir au critère de la rétrospection.
Dans cette narration, l’auteure plonge le lecteur dans son passé. Elle évoque une période révolue et des anecdotes qui se sont déroulées de son enfance jusqu’à l’âge adulte. Trois temps verbaux sont généralement employés dans ce récit : le passé composé, l’imparfait et le présent, même si par moment, l’auteure emploie le futur simple pour exprimer une anticipation des faits. La présence des « paradigmes temporels113 » du passé composé et de l’imparfait dans L’Analphabète, démontrent que ce récit est une histoire vécue antérieurement. Ces temps verbaux marquent donc l’antériorité du récit par rapport au moment où Agota Kristof écrit. Ainsi, quand-elle raconte au chapitre 5 de son texte, l’épisode sur la guerre des langues : « Langue maternelle et langues ennemies », elle utilise l’imparfait et le passé composé :
Au début, il n’y avait qu’une seule langue. Les objets, les choses, les sentiments, les couleurs, les rêves, les lettres, les livres, les journaux, étaient cette langue […] Dans la cuisine de ma mère, dans l’école de mon père, dans l’église de l’oncle Guéza, dans les rues, dans les maisons du village et aussi dans la ville de mes grands-parents, tout le monde parlait la même langue, et il n’était jamais question d’une autre […] Quand j’avais neuf ans, nous avons déménagé. Nous sommes allés habiter une ville frontière où au moins le quart de la population parlait la langue allemande. Pour nous, les Hongrois, c’était une langue ennemie, car elle rappelait la domination autrichienne, et c’était aussi la langue des militaires étrangers qui occupaient notre pays à cette époque. Un an plus tard, c’étaient d’autres militaires étrangers qui occupaient notre pays. La langue russe est devenue obligatoire dans les écoles, les autres langues étrangères interdites114.
Cette liste de verbes conjugués au temps passé n’est pas exhaustive. Nous avons encore d’autres passages de son texte où l’auteure y convoque l’imparfait et le passé composé. Mais, nous choisissons de nous en tenir à ceux évoqués plus haut.
Par ailleurs, il nous semble indispensable de souligner la forte dominance du présent de l’indicatif dans le récit autobiographique d’Agota Kristof. Après plusieurs lectures, nous pouvons soutenir que L’Analphabète est un récit écrit au présent de l’indicatif. On a l’impression que les événements passés que raconte Agota Kristof se déroulent soudain sous nos yeux. On se croirait dans une actualisation du passé. C’est la façon dont procède l’auteure pour restituer avec proximité et fidélité son passé. Cette valeur particulière du présent qui domine un récit racontant des faits passés, s’appelle le « présent de narration ». La stylistique de la prose d’Anne Herschberg Pierrot est une référence sûre dans l’approche des notions de « présent historique » et de « présent de narration ». Dans cet ouvrage, elle nous enseigne que :
Le présent de narration télescope la distance temporelle entre l’autrefois et l’aujourd’hui, et tend, au voisinage d’autres présents (de vérité générale, d’habitude…), à niveler les plans d’énonciation. Le « présent de narration » n’est pas synonyme exact du « présent historique ». Tous deux neutralisent l’opposition entre passé et présent par référence à un repère fictif. Mais le « présent historique » tend à présenter les faits comme si l’énonciation leur était contemporaine : dans ce cas, le cotexte est dominé par des temps du passé. À l’inverse, le « présent de narration » employé ici tire les événements passés vers le présent, les raconte comme s’ils étaient contemporains de l’énonciation présente, dans un contexte où le seul passé perfectif est le passé composé115.
Agota Kristof utilise le « présent de narration » pour donner de l’impact aux moments forts de son récit. Cette valeur du présent rend plus vivantes des actions passées. En puisant dans ses souvenirs, matériaux relatifs à sa propre expérience de vie, Agota Kristof arrive à développer les grands moments de son existence, de son enfance jusqu’à l’âge adulte en passant bien sûr par l’étape de l’adolescence. La chronologie des faits et l’altération de l’ordre chronologique semblent se mêler dans la narration de l’auteure. Prenons quelques exemples. À la page 5, elle parle d’un moment de son enfance : « J’ai quatre ans. La guerre vient de commencer ». Nous savons, à l’aide de sa biographie, qu’elle est née en 1935. Ainsi lorsqu’elle évoque ce souvenir à l’âge de quatre ans, elle nous situe en 1939, date à laquelle commençait la Seconde Guerre mondiale. À la page 22, elle se souvient qu’à l’âge de neuf ans elle habitait avec ses parents à Köszeg, à la frontière austro-hongroise. Ce souvenir nous renvoie en 1944 pendant la Seconde Guerre mondiale, une époque où son pays, la Hongrie était sous la domination allemande. Elle se rappelle aussi en 1949 de son entrée à l’internat, à l’âge de quatorze ans. À la page 13, elle évoque cet épisode de sa vie et plonge le lecteur dans les années cinquante. Au chapitre 6, à la page 25, elle raconte « la mort de Staline ». Cet épisode est bien daté « Mars 1953 » dans l’histoire du monde en général, mais plus précisément dans celle de l’Europe de l’Est. Staline a bien marqué les esprits par son endoctrinement, sa dictature sur les pays de l’Est. Dans le chapitre précédent intitulé « Langue maternelle et langues ennemies », Agota Kristof raconte un autre moment déterminant de sa vie qui s’est déroulé en 1956, moment inoubliable de ses premiers contacts avec les langues étrangères, particulièrement avec le français.
C’est un ainsi que, à l’âge de vingt et un an, à mon arrivée en Suisse, et tout à fait par hasard dans une ville où l’on parle le français, j’affronte une langue pour moi totalement inconnue. C’est ici que commence ma lutte pour conquérir cette langue, une lutte longue et acharnée qui durera toute ma vie […] C’est pour cette raison que j’appelle la langue française une langue ennemie, elle aussi.Il y a encore une autre raison, et c’est la plus grave : cette langue est en train de tuer ma langue maternelle116.
Agota Kristof parvient donc à conjuguer le présent, le passé composé et l’imparfait dans sa narration. Le passage d’un temps à l’autre permet à l’auteure de nouer des rapports d’identification avec son « moi présent » et son « moi passé ».
La temporalité caractérisée par les temps verbaux, les dates (antérieures au temps de l’écriture) et l’émergence du contexte historique sont autant d’éléments qui justifient le caractère rétrospectif d’un récit quelconque. L’Analphabète d’Agota Kristof s’inscrit effectivement dans une structure rétrospective.
L’examen de ce chapitre, soutenu par les analyses de Philippe Lejeune, nous permet de vérifier que L’Analphabète d’Agota Kristof respecte bien les quatre conditions distinctives de l’autobiographie. La forme du langage, le sujet traité, la situation de l’auteur et la position de l’auteur, caractéristiques singulières, essentielles de l’autobiographie, émergent dans ce texte. L’Analphabète est un récit en prose qui traite de la vie individuelle d’Agota Kristof elle-même à la fois auteur, narrateur et personnage principal de son texte. Il y a bien ici identité nominale de l’auteur, du narrateur et du personnage principal. Nous pouvons donc conclure sans prétention aucune que L’Analphabète est bel et bien une autobiographie réelle.
Partie 2 - L’Analphabète : l’expression d’un exil
Chapitre I - L’exil chez Agota Kristof : un principe d’écriture
1 - Littérature et écriture de l’exil
Si penser la frontière, les marges et les confins, c’est convoquer la figure de l’étranger, esquisser celle du passeur et dévoiler « l’in-su » que chacun porte en soi, tout en instaurant des passerelles entre générations et civilisations, écrire les migrations, les errances et les exils, c’est revenir à la problématique du déplacement, du passage, mais c’est également voir surgir la figure du pont brisé et parfois celle des horizons qui s’ouvrent, malgré la blessure et la perte117.
De cette observation découlent de nombreuses questions autour du phénomène de l’exil, un des thèmes majeurs de la littérature universelle. Le théoricien, Edward W. Saïd s’interrogeant sur l’exil dans Réflexions sur l’exil et autres essais, nous introduit fort bien au cœur de cette problématique. Cet auteur semble faire preuve de réalisme quand il aborde la question de l’exil. Son analyse s’inscrit dans une double perspective : même si l’exil est considéré dans bien des cas comme une chance, il est tout d’abord et fondamentalement, une source de blessure pour ceux qui en font l’expérience.
L’exil, s’il constitue étrangement un sujet de réflexion fascinant, est terrible à vivre. C’est la fissure à jamais creusée entre l’être humain et sa terre natale, entre l’individu et son vrai foyer, et la tristesse qu’il implique n’est pas surmontable. S’il est vrai que la littérature et l’histoire évoquent les moments héroïques, romantiques et glorieux, voire triomphants, de la vie d’un exilé, ces instants n’illustrent que des efforts destinés à résister au chagrin écrasant de l’éloignement. Ce qui est accompli en exil est sans cesse amoindri par le sentiment d’avoir perdu quelque chose, laissé derrière pour toujours118.
Edward W. Saïd recadre les choses. Il ne faut pas perdre de vue le caractère déchirant de l’exil, même dans la littérature. Pour lui, en effet, « considérer l’exil, source de cette littérature, comme une richesse pour l’humanité revient à banaliser les mutilations et les pertes qu’il inflige à ceux qui en souffrent, et le silence par lequel il répond à toute tentative d’appréhender cet exil comme “bon pour nous”119 ». Partant des réflexions de Saïd, essayons d’approcher de plus près la question de l’exil.
Substantif masculin désignant « une peine qui condamne quelqu’un à quitter son pays, avec interdiction d’y revenir, soit définitivement, soit pour un certain temps »120, l’exil est un phénomène tant sociologique que littéraire qui mérite d’être analysé. Thème très dense se déclinant différemment selon les approches et perceptions, l’exil ne relève pas toujours de la contrainte. Car, dans certaines expériences, ce phénomène peut être souhaité délibérément par le sujet. Qu’il soit forcé ou souhaité, l’exil influence toujours la vie des individus. Le sociologue suisse Bolzman écrivait à propos :
Le phénomène de l’exil met en évidence les liens entre les dimensions macro- et microsociales. Sur le plan macrosocial, elle comprend deux précisions centrales : l’exil est une forme spécifique d’émigration engendrée par un contexte de violence politique qui conduit à chercher asile dans un autre État. Sur le plan microsocial, ce processus implique des conséquences directes pour les individus concernés : il imprime à leur émigration un caractère réactif (on s’en va de quelque part, on ne va pas vers quelque part) et aléatoire (la décision concernant la résidence dans un autre État et le moment du retour à leur pays échappant aux individus)121.
L’exil est perçu subjectivement comme l’expression d’un mal existentiel, d’où surgissent les questions du déracinement des origines, de l’arrachement à un ordre de valeurs, de la blessure, de la perte de repères fondateurs, d’un deuil interminable. « L’exil déracine le moi. Perdant cet espace qui l’habite, l’exilé se retrouve comme dépouillé de lui-même » affirme Shmuel Trigano122. Dans un tel contexte, l’exil est perçu comme une expérience de souffrance engendrant des problèmes de tous ordres tels que : les ruptures, l’accroissement des risques pour la sécurité, la liberté, l’intégrité physique et psychique et la vie des personnes. Mais, est-ce seulement sous cet angle qu’il faut analyser la notion d’exil ? L’exil – qu’il soit volontaire ou forcé – ne pourrait-il pas s’appréhender autrement qu’une situation difficile ? Ne perdons pas de vue l’autre facette de ce phénomène.
Dans certains cas, l’exil peut être considéré comme une source d’enrichissement, de rencontre et de métissages. Pour les responsables du colloque « Migrations, exils, errances et écritures », ceux qui ont été chassés de leur lieu d’origine par les déséquilibres économiques, politiques ou les crises de l’histoire du monde, sont appelés à témoigner de leur expérience d’hier en quête aujourd’hui d’un enracinement123. Mieux, « l’exilé doit redécouvrir sa présence, présence au monde, à soi et à l’autre » affirment ces penseurs124.
Le phénomène de l’exil qu’il soit volontaire ou imposé par des conditions historiques, politiques, économiques, ne doit plus seulement se penser aujourd’hui comme une expérience douloureuse, une déchéance totale. Il doit aussi s’envisager comme une lueur d’espoir pour l’émergence « d’un monde où les frontières s’abolissent, se transforment et se reforment dans d’incessantes fluctuations125 ». Ralph Schor parle de « la sociabilité de l’exil126 ». Il fait remarquer que l’exil peut avoir un caractère social, engendrant des amitiés et des rencontres :
Un esprit de fraternité naissait de la difficile épreuve de l’exil chez les réfugiés politiques. Ceux-ci se rencontraient et s’écrivaient pour décrire et comparer leurs conditions de vie, leurs expériences diverses, leurs peines et leurs manifestations […] L’identité d’origine, de culture, d’idées engendrait chez ces exilés des liens et une solidarité de groupe, même si les engagements politiques se révélaient très variés127.
Toutes ces ébauches d’analyse tentent de comprendre le phénomène de l’exil dans ses différentes approches. La synthèse de Saïd sur cette question présentée sur la quatrième de couverture de son ouvrage est fort remarquable :
J’ai défendu l’idée que l’exil peut engendrer de la rancœur et du regret, mais aussi affûter le regard sur le monde. Ce qui a été laissé derrière soi peut inspirer de la mélancolie, mais aussi une nouvelle approche. Puisque, presque par définition, exil et mémoire sont des notions conjointes, c’est ce dont on se souvient et la manière dont on s’en souvient qui déterminent le regard porté sur le futur128.
Partant de cette étude, il semble légitime de nous interroger sur la singularité de l’expérience de l’exil. Nous nous intéresserons plus particulièrement à la perception de l’exil chez Agota Kristof.
2 - L’Analphabète : un discours kristofien de l’exil
Pour Iryna Sobchenko, la littérature de la migration est devenue aujourd’hui une « cinquième littérature de Suisse129 ». Agota Kristof s’inscrit fort bien dans cette perspective littéraire de la migration adoptée par son pays d’accueil, la Suisse. L’écriture kristofienne est fortement liée au discours de l’exil. Toute son expérience littéraire est marquée par cette grande question existentielle. Elle l’expose dans une écriture privée de toute approche trop généralisatrice. Il est possible de dire que la question de l’exil chez Kristof semble être l’expression d’une écriture minimaliste, sans doute marquée par le pouvoir imminent du français, sa langue d’accueil. À ce propos, Iryna Sobchenko pense que « Dans l’écriture d’Agota Kristof le dispositif minimaliste semble surgir au même temps qu’un certain code normatif qu’on doit accepter à cause du déplacement vers l’espace langagier et culturel étranger130. » Cette critique semble décrypter à merveille l’écriture kristofienne lorsqu’elle souligne encore :
L’œuvre d’Agota Kristof est engagée en premier dans le contexte de la littérature du déracinement. La génération des écrivains transfuges de la deuxième moitié du XXe siècle interroge l’identité versatile qui paraît sur la frontière langagière et culturelle en associant l’écriture kristofienne avec le discours de l’exil à formes multiples. La phénoménologie de l’exil chez Kristof se révèle de toute évidence dans le travail avec la langue dont le résultat est l’écriture extrêmement sobre et dépouillée, qu’on peut non sans raison nommer minimaliste131.
Iryna Sobchenko fonde son argumentation sur le phénomène de l’écriture blanche, évoqué par Roland Barthes dans son essai Le Degré zéro de l’écriture (1953). Pour Barthes, l’écriture blanche est l’écriture neutre, libérée d’« un ordre marqué du langage132 » et, aux yeux d’Iryna Sobchenko, étroitement liée au discours de l’exil. Dans cette forme d’écriture, elle note ceci :
Il s’agit non seulement de l’aliénation, du déracinement et de l’isolement, d’inévitables compagnons de l’exilé, qui peuvent éventuellement s’inscrire dans des formes de l’économie langagière, mais aussi des expériences traumatiques extrêmes, de l’écriture dite des limites, car l’exil le plus souvent est le résultat des catastrophes politiques et économiques – et l’œuvre d’Agota Kristof en est un remarquable témoignage – face auxquelles la littérature dans le XXe siècle a subi beaucoup de transformations133.
Toutes ces argumentations tentent de justifier que l’écriture kristofienne est marquée par le discours de l’exil. L’exil est fondamentalement au cœur de son œuvre. Dans le discours kristofien, « l’exil est une expérience ontologique et non seulement cartographique134 ». Dans son autobiographie L’Analphabète, Kristof souligne qu’elle a été fortement marquée par le fait qu’elle a été contrainte à quitter son pays (la Hongrie) pour d’autres horizons. Une expérience qui habite tout l’être de l’auteure. Il se dégage dans ce texte un vocabulaire très dense de l’exil. Des chapitres 7, 8 et 9, intitulés respectivement « La mémoire »135, « Personnes déplacées »136 et « Le désert »137, émergent un certain nombre d’informations relatives au phénomène de l’exil.
Pour Rennie Yotova : « Agota Kristof est une exilée existentielle profondément nihiliste138. » Le vocabulaire de l’exil est visiblement articulé par l’écrivaine dans son texte L’Analphabète. Dans cette autobiographie, l’auteure plonge le lecteur dans le contexte de l’exil avec le franchissement clandestin de la frontière, la dissociation de la famille, la perte de tous ses biens à savoir : sa terre natale, son identité culturelle. Valérie Petitpierre dans son travail critique considérable D’un exil l’autre décèle plusieurs modes de l’exil kristofien. Elle souligne ceci : « Agota Kristof aurait par conséquent fait de sa situation d’exilée un principe d’écriture. Exilée de son pays, exilée de sa langue maternelle, exilée de son sexe (elle s’est transformée en garçon pour écrire), elle s’exilerait encore de ses textes139. » Cette approche suscite un examen minutieux des différentes représentations de l’exil chez Agota Kristof : exil géographique, exil culturel, exil générique et exil scriptural. Parmi ses différents types d’exil, nous nous proposons d’examiner l’exil géographique (cartographique) et l’exil culturel (ontologique), deux représentations de l’exil très manifestes dans son autobiographie, L’Analphabète.
2. 1 - Agota Kristof : une exilée de son pays
Agota Kristof se souvient de l’expérience douloureuse où elle a dû fuir son pays à cause d’un contexte socio-politique très tendu. Elle raconte cet épisode de sa vie au chapitre 7 de L’Analphabète. En apprenant aux informations, la triste situation d’une famille turque qui s’était engagée clandestinement à traverser la frontière suisse et qui s’est malheureusement soldée par la mort de leur enfant de dix ans, « mort de froid et d’épuisement », Kristof est rouge de colère : « Comment les gens osent-ils s’aventurer dans des histoires pareilles avec des enfants ? Une telle irresponsabilité est inadmissible140. » Cette malheureuse expérience fait naître en elle le souvenir de sa migration forcée :
J’ai vingt et un ans. Je suis mariée depuis deux ans, et j’ai une petite fille de quatre mois. Nous traversons la frontière entre la Hongrie et l’Autriche un soir de novembre, précédés par un « passeur ». Il s’appelle Joseph, je le connais bien. Nous sommes un groupe composé d’une dizaine de personnes, dont quelques enfants […] Nous marchons en silence derrière Joseph pendant une heure environ. L’obscurité est presque totale. Parfois des fusées lumineuses et des projecteurs éclairent tout, on entend des pétarades, des tirs, puis le silence et l’obscurité retombent. À l’orée de la forêt Joseph s’arrête et il nous dit : « Vous êtes en Autriche. Vous n’avez qu’à continuer tout droit. Le village n’est pas loin. » J’embrasse Joseph. Tous, nous lui donnons l’argent que nous possédons, de toute façon, cet argent n’aurait aucune valeur en Autriche. Nous marchons dans la forêt. Longtemps. Trop longtemps. Des branches nous déchirent le visage, nous tombons dans des trous, les feuilles mortes mouillent nos chaussures, nous nous tordons les chevilles sur des racines.141.
Agota Kristof se rappelle donc dans quel contexte elle a été obligée de fuir son pays avec sa famille. Car, en 1956, les chars soviétiques déferlent sur Budapest, la capitale hongroise. Les soldats russes envahissent la Hongrie pour réprimer brutalement l’insurrection du pays, qui revendiquait sa liberté et son émancipation. Un article des archives du Figaro nous situe bien au cœur de cette répression historique :
Des chars, du sang, la liberté confisquée. Le 4 novembre 1956 à l’aube, une vaste offensive soviétique est lancée pour écraser « la révolution hongroise » qui a débuté mi-octobre. L’artillerie pilonne Budapest, 1.500 chars russes entrent dans la capitale. C’est le début d’une répression terrible, sanglante, qui conduira à l’anéantissement des aspirations d’indépendance et de liberté du peuple hongrois142.
Avec cette répression, la Hongrie se trouve plongée dans un chaos total. Tout bascule en un temps record. Le pays devient un champ de bataille. Véronique Laroche-Signorile résume cette situation tragique en ces termes :
À 4 heures du matin, ce funeste dimanche 4 novembre 1956, les troupes soviétiques lancent l’offensive générale sur Budapest. Le premier obus tombe sur la banlieue ouvrière de la capitale, Csepel-la-Rouge. C’est une attaque massive, sanglante. La ville est sous le feu de l’artillerie, de l’infanterie et de nombreuses divisions de blindés. Les troupes hongroises sont vite en difficulté. Mais les Budapestois se battent héroïquement : les combats de rues font rage, la population attaque les chars derrière les barricades, depuis les immeubles. Le sang coule. En quelques heures, la ville est occupée, les points stratégiques sont sous contrôle, les communications coupées143.
L’éclatement de la révolution à l’automne de 1956 en Hongrie a causé de nombreux dommages. Ce pays a enregistré des pertes en vies humaines : « le bilan humain de ce drame hongrois s’élèverait entre 1.800 et 2.000 personnes tuées à Budapest144. » À côté de cela, émerge le phénomène des migrations forcées : « environ 200.000 hongrois quittent le pays145. » Ce contexte de grande insécurité pousse Agota Kristof « à quitter précipitamment son pays 146 » puisque son mari était politiquement menacé. « Une page se tourne et une nouvelle vie commence pour elle, une vie d’exilée hongroise dans une petite ville de Suisse romande147. » Agota Kristof est blessée dans tout son être par cet exil forcé même s’il lui a valu la vie sauve. Cette expérience l’a tellement bouleversée qu’elle semble ne pas s’en souvenir :
Ce qui est curieux, c’est le peu de souvenir que j’ai gardé de tout cela. C’est comme si tout s’était passé dans un rêve, ou dans une autre vie. Comme si ma mémoire refusait de se rappeler ce moment où j’ai perdu une grande partie de ma vie. J’ai laissé en Hongrie mon journal à l’écriture secrète, et aussi mes premiers poèmes. J’y ai laissé mes frères, mes parents, sans prévenir, sans leur dire adieu ou au revoir. Mais surtout, ce jour-là, ce jour de fin novembre 1956, j’ai perdu définitivement mon appartenance à un peuple148.
2. 2 - Agota Kristof : une exilée de sa langue maternelle
L’expérience douloureuse de l’exil peut aussi engendrer le problème de la perte de l’identité culturelle, un profond malaise qui étreint bon nombre de réfugiés. Forcés de vivre loin de leur pays, les exilés se trouvent coupés, peut-être à jamais, des sources vives de leur culture notamment de leurs racines, de leur langue. Privés de leur univers culturel familier, ces personnes souffrent profondément du déracinement culturel. Ralph Schor s’est également penché sur cette réflexion dans son analyse sur « les ambiguïtés identitaires »149.
En reprenant les propos de Nina Gourfinkel : « L’émigration est une mauvaise école de la vie », Schor souligne que le réfugié, replié sur son malheur, aveuglé par sa fidélité à la patrie perdue, angoissé face à l’avenir, perçoit la réalité sous les couleurs les plus sombres de la vie150. Agota Kristof a bien vécu elle aussi cette crise identitaire. La nostalgie de son pays d’origine ne cesse de hanter son esprit. Elle pleure sa difficile condition d’exilée marquée par un certain nombre de souffrances : une instabilité sociale caractérisée par plusieurs errances, une vie de solitude parce que coupée de ses proches et surtout la perte du hongrois, sa langue maternelle. Agota Kristof va jusqu’à regretter le fait d’avoir quitté son pays même si c’était au prix de sa vie : « Quelle aurait été ma vie si je n’avais pas quitté mon pays ? Plus dure, plus pauvre, je pense, mais aussi moins solitaire, moins déchirée, heureuse peut-être151. »
Kristof pense que cette nouvelle vie est loin d’être une oasis, un paradis retrouvé. Bien au contraire, cela est perçu au sens propre du terme comme une aliénation mortelle. Dépossédée de sa langue maternelle, Kristof se sent totalement perdue. Ses condisciples et elle souffrent du dépaysement de la langue. Ils ne peuvent pas converser avec les autres : « À l’usine, tout le monde est gentil avec nous. On nous sourit, on nous parle, mais nous ne comprenons rien152. » Le français est pour elle : « la langue inconnue »153, très différente de sa langue maternelle, le hongrois : « Le hongrois est une langue phonétique, le français, c’est tout le contraire154. » Cette question sera traitée plus loin dans le chapitre sur la guerre des langues.
Kristof semble être victime d’un dédoublement culturel. Non seulement elle peine à conserver un précieux héritage, le hongrois (sa langue maternelle), mais surtout est incapable de pratiquer le français (la langue d’accueil). Cet état de fait déchire intérieurement l’être de l’auteure. Elle qui connaissait dès l’enfance le hongrois et qui le maniait correctement à travers ses aptitudes de lectrice et de narratrice, souffre aujourd’hui de son incapacité à pratiquer correctement cette nouvelle langue. Elle sait quelques mots essentiels mais pas plus. Elle se sent abrutie, inculte et illettrée : « Cinq ans après être arrivée en Suisse, je parle le français, mais je ne le lis pas. Je suis redevenue une analphabète. Moi, qui savais lire à l’âge de quatre ans155. »
Cette analyse a permis de montrer comment Agota Kristof traite la question de l’exil. Pour l’auteure, la perte de l’identité culturelle d’origine matérialisée par l’exil du pays et l’exil de la langue maternelle est une grande blessure que rien ne pourra panser, pas même l’amélioration de sa nouvelle condition de vie en Suisse : « […] Matériellement, on vit un peu mieux qu’avant. Nous avons assez de charbon et une nourriture suffisante. Mais par rapport à ce que nous avons perdu, c’est trop cher payé 156. » Pour résumer sa nouvelle vie en Suisse, Kristof utilise l’image métaphorique du « désert ». Sa vie en Suisse est comme un désert entendu comme un vide, un lieu désolé, un manque, une absence. Au chapitre 7 de son autobiographie intitulé « Le désert », l’auteure se prononce sur sa condition d’exilée caractérisée par la routine du quotidien et la monotonie du travail à l’usine. Son ressenti est fort marquant : « Nous attendions quelque chose en arrivant ici. Nous ne savions pas ce que nous attendions, mais certainement pas cela : ces journées de travail mornes, ces soirées silencieuses, cette vie figée, sans changement, sans surprise, sans espoir157 ».
Chapitre II - L’immigration et ses corollaires : expression d’une souffrance chez Agota Kristof
1 - Émigration et immigration (?)
La migration est un phénomène complexe qui interroge l’histoire des peuples. Elle constitue depuis longtemps un des champs d’études privilégiés de la géographie de la population. Le Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, la définit comme le : « Déplacement d’un individu ou d’un groupe d’individus, suffisamment durable pour nécessiter un changement de résidence principale et d’habitat, et impliquant une modification significative de l’existence sociale quotidienne du (des) migrant(s)158 ». Ce dictionnaire nous instruit que le phénomène migratoire pourrait se comprendre à partir de paramètres principaux à savoir : le déplacement, les acteurs du champ migratoire, la résidence et la vie quotidienne du migrant. En se référant à la combinaison de ces paramètres, on peut différemment qualifier la migration de temporaire ou définitive, de volontaire ou forcée, de salutaire ou funeste. Ce phénomène qui influence dans une certaine mesure l’histoire des peuples pourrait s’appréhender sous le binôme : départ / arrivée ou pays de départ / pays d’accueil. Car ce processus couvre aussi bien le départ d’un individu de son lieu de résidence vers une communauté voisine qui lui offre oui ou non l’hospitalité, d’où l’émergence des notions de : « émigration » et « immigration ». Pour mieux percevoir le sens de ces expressions migratoires, nous nous proposons d’analyser d’abord leur formation morphologique.
À première vue, les mots « émigration » et « immigration » apparaissent construits sur le principe de dérivation affixale. Entendons par là, un procédé de formation lexicale qui consiste à fixer sur un morphème lexical, appelé base ou radical, un ou plusieurs autres éléments, des morphèmes grammaticaux appelés affixes159. La dérivation affixale peut donc être soit préfixale (avec l’ajout seulement d’un préfixe au radical), soit suffixale (avec l’ajout d’un suffixe au radical), ou encore parasynthétique (avec l’ajout simultané d’un préfixe et d’un suffixe au radical, mais aucun des affixes ne peut s’ajouter seul à la base)160. Plus précisément, les mots « émigration » et « immigration » sont construits selon le principe de la dérivation affixale successive.
Commençons par analyser le substantif féminin « émigration ». Au verbe du premier groupe « migrer » désignant « s’en aller, d’un endroit, se rendre quelque part », l’on a adjoint le préfixe -é. Or, nous savons bien que le préfixe -é est d’une grande productivité en français. C’est un préfixe issu de la préposition latine e-, ex-« hors de, à l’extérieur », formant sur une base substantive des composés, notamment des verbes, qui expriment l’idée d’une privation, d’une séparation ou d’une extraction de quelque chose161. L’ajout du préfixe -é au verbe « migrer » a donné un autre verbe du premier groupe « émigrer » qui signifie donc « quitter son pays pour aller s’établir dans un autre ». Ensuite au verbe « émigrer », s’est adjoint le suffixe nominal -(a)tion qui sert de terminaison à un grand nombre de mots latins exprimant une action. Cette adjonction suffixale a permis la formation du substantif féminin « émigration » qui renvoie à « l’action de quitter son pays, sa région pour des raisons économiques, politiques, religieuses ».
Le deuxième mot à analyser est le substantif féminin « immigration ». Il est construit aussi sur le principe de dérivation affixale successive. Ainsi au radical « migrer » qui signifie « s’en aller, d’un endroit, se rendre quelque part », s’est ajouté le préfixe -im pour former le verbe « immigrer ». Le préfixe -im / in est aussi productif dans le vocabulaire français. Il peut désigner une négation comme dans « inconnu » (qui n’est pas connu, méconnu) ou il peut être un élément de locution signifiant « dans, à l’intérieur » comme dans notre cas. Le verbe « immigrer » renvoie à l’idée de « venir dans un pays étranger pour s’y établir, souvent définitivement ». À ce verbe, s’est adjoint le suffixe nominal -(a)tion servant de terminaison à un grand nombre de mots latins exprimant une action. Cette adjonction suffixale a permis la formation du substantif féminin « immigration » qui renvoie à l’« action de venir s’installer et travailler dans un pays étranger, définitivement ou pour une longue durée ».
La dérivation du verbe « migrer » semble avoir un vocabulaire très dense. Le TLFI nous instruit sur d’autres formations lexicales tels que :
- « migration » : substantif féminin désignant l’action de passer d’un lieu à un autre ;
- « migrant » : adjectif et substantif qui désigne une personne effectuant une migration ;
- « émigré » : participe passé, adjectif et substantif désignant celui ou celle qui migre à l’extérieur, une personne qui sort de son pays, qui le quitte pour vivre dans un autre pays ;
- « immigré » : participe passé et adjectif désignant celui ou celle qui immigre, une personne qui est accueillie par un pays qui n’est pas son pays d’origine et où elle compte s’installer ;
- « émigrant » : participe présent, adjectif et substantif désignant celui ou celle qui émigre ;
- « immigrant » : participe présent, adjectif et substantif désignant celui ou celle qui immigre.
Partant de cette analyse morpho-sémantique, nous pouvons légitimement soutenir que les substantifs féminins « émigration » et « immigration » sont des antonymes. Il est intéressant de faire remarquer que ces occurrences sont construites avec des préfixes qui évoquent la privation, la négation. Elles sont contradictoires dans la mesure où la première occurrence renvoie au « point de départ » et la seconde au « point d’arrivée », d’où la complexité de les isoler. Il faut toujours tenir « les deux bouts de la chaîne migratoire », c’est-à-dire « le point de départ de l’émigré et son point d’arrivée162 ». Car, une même personne est à la fois émigrée (vue de son pays d’origine) et immigrée (vue du pays d’accueil). C’est le cas d’Agota Kristof qui a émigré de son pays d’origine (la Hongrie) et immigré dans les pays voisins (d’abord en transit en Autriche avant de s’installer définitivement en Suisse).
2 - L’immigration et ses corollaires : une expérience douloureuse pour Agota Kristof
Les mouvements migratoires qu’ils soient ordinaires, souhaités ou clandestins, forcés sont une expérience qui marque à bien des égards la vie des individus. Ils peuvent influencer positivement ou négativement le sujet. Agota Kristof évoque son expérience migratoire dans son autobiographie L’Analphabète. L’auteure a vécu difficilement cette expérience migratoire, l’émigration donnant naissance à l’immigration. Ce sont des expériences douloureuses pour Kristof. Des grands moments de chocs, des zones de turbulence qui l’ont totalement bouleversée changeant ainsi le cours de sa vie.
Analysons d’abord le premier bout de la chaîne migratoire à savoir la question de l’émigration. Agota Kristof n’a jamais accepté le fait qu’elle ait été contrainte à quitter clandestinement la Hongrie, son pays natal à cause de la révolution de 1956. Il lui fallait fuir le pays pour éviter d’être massacrée. Kristof est consciente de cette situation. Son pays est devenu très dangereux : « Se retrouver en Hongrie, nous savons tous ce que cela veut dire : la prison pour avoir franchi illégalement la frontière, et peut-être même nous faire tirer dessus par des gardes-frontières russes ivres163 ». L’histoire retiendra bien que :
Cette révolution reste dans les faits et dans les mémoires le plus important épisode de l’émigration hongroise. Il s’agit, là encore, d’un exil devant la violence et la répression. Après le début de l’intervention massive des troupes soviétiques le 4 novembre 1956 et jusqu’au cœur de l’hiver, environ 200.000 Hongrois quittent le pays164.
Les pérégrinations à travers l’Europe (sortie de la Hongrie, séjour en Autriche, puis départ pour la Suisse) sont autant d’expériences bouleversantes qu’a vécues Kristof. En fuyant la Hongrie, elle se retrouve en Suisse après avoir transité par l’Autriche. Ici commence pour elle l’immigration, un phénomène expérientiel et existentiel. Sa famille et d’autres compatriotes sont accueillis dans ce pays en tant que réfugiés : « Nous sommes logés chez une famille de paysans. Ils sont très gentils. Ils s’occupent du bébé, ils nous donnent à manger, ils nous donnent un lit165 ». Après le premier accueil dans un village de la frontière autrichienne, il faut rejoindre la capitale afin de trouver dans les ambassades, un pays d’accueil. Agota Kristof, accompagnée de son mari et de son bébé, fait l’expérience de l’errance. Bénéficiant des mesures d’accompagnement pour réfugiés et de la gentillesse de certaines personnes, la famille d’Agota Kristof se déplace d’un lieu à un autre cherchant un endroit pour s’y établir définitivement. Les chapitres 8 « Personnes déplacées » et 9 « Le désert » de son texte sont consacrés à cette expérience d’errance qui aboutit plus tard à l’obtention de l’asile.
Du petit village autrichien où nous sommes arrivés de la Hongrie, nous prenons l’autocar pour Vienne. C’est le maire du village qui paye nos billets. Pendant le voyage ma petite fille dort sur mes genoux […] Arrivés à Vienne, nous trouvons un poste de police pour nous annoncer […] Les policiers nous donnent l’adresse d’un centre de réfugiés, et nous indiquent le tramway qui nous y mènera gratuitement. Dans le tram, des dames bien habillées prennent mon bébé sur leurs genoux, elles glissent de l’argent dans ma poche […] Mon mari, comme tout le monde, passe la journée à attendre dans les bureaux de différentes ambassades pour trouver un pays d’accueil […] Noël approche quand nous prenons le train pour la Suisse […] Après un mois passé à Lausanne, nous passons encore un mois à Zurich, logés dans une école en forêt […] Du centre de réfugiés de Zurich, nous sommes « distribués » un peu partout en Suisse. C’est comme cela, par hasard, que nous arrivons à Neuchâtel, plus précisément à Valangin, où nous attend un appartement de deux pièces meublé par les habitants du village166.
Agota Kristof trouve rapidement du travail en Suisse167 : « Quelques semaines plus tard, je commence le travail dans une fabrique d’horlogerie à Fontainemelon168 ». Mais, très vite, Kristof est rattrapée par le mal du pays : ce malaise ressenti et vécu profondément débouche sur une vie monotone et ennuyeuse. La longue conversation qu’elle entretient avec le contrôleur de l’autobus nous en dit plus :
Dans l’autobus du matin, le contrôleur s’assied à côté de moi, le matin c’est toujours le même, gros et jovial, il me parle pendant tout le trajet. Je ne le comprends pas très bien, je comprends tout de même qu’il veut me rassurer en m’expliquant que les Suisses ne permettront pas aux Russes de venir jusqu’ici. Il dit que je ne dois plus avoir peur, je ne dois plus être triste, je suis en sécurité à présent. Je souris, je ne peux pas lui dire que je n’ai pas peur des Russes, et si je suis triste, c’est plutôt à cause de ma trop grande sécurité présente, et parce qu’il n’y a rien d’autre à faire, ni à penser que le travail, l’usine, les courses, les lessives, les repas, et qu’il n’y a rien d’autre à attendre que les dimanches pour dormir et rêver un peu plus longtemps de mon pays169.
Aussi est-elle confrontée à bien de situations difficiles depuis son arrivée en Suisse. Aucun détail de sa condition de réfugiée n’est négligé. Rien ne paraît anodin pour elle. Même la question de l’alimentation semble être problématique. Elle est aussi sensible au dépaysement culinaire. Ce qui fait qu’elle n’arrive plus à se nourrir correctement. Le déjeuner semble se confondre avec le petit-déjeuner.
Nous sommes une dizaine de Hongrois à travailler dans l’usine. Nous nous retrouvons pendant la pause de midi à la cantine, mais la nourriture est tellement différente de celle dont nous avons l’habitude que nous ne mangeons presque pas. Pour ma part, pendant une année au moins, je ne prends que du café au lait et du pain pour le repas de midi170.
Elle se rend bien compte des énormes difficultés de sa nouvelle vie en terre étrangère. Elle doit faire des efforts de tous ordres pour arriver à s’établir dans ce pays d’asile qu’elle qualifie malheureusement de désert : « Comment lui expliquer […] que son beau pays n’est qu’un désert qu’il nous faut traverser pour arriver à ce qu’on appelle “l’intégration”, “l’assimilation” »171. Les notions de : « intégration » et « assimilation » évoquées par Agota Kristof méritent aussi d’être étudiées. Une analyse morpho-sémantique de ces termes nous aidera à comprendre que l’immigration est une expression de souffrance dans L’Analphabète.
Les occurrences « intégration » et « assimilation » sont deux mots construits selon le principe de dérivation suffixale. Aux verbes du premier groupe « intégrer » et « assimiler », désignant pour l’un « introduire un élément dans un ensemble, incorporer », et pour l’autre « rendre semblable à, identifier à », s’est adjoint le suffixe nominal -(a)tion qui sert à exprimer une action. Cette adjonction suffixale a permis la formation des substantifs féminins « intégration » et « assimilation » signifiant respectivement « le fait d’introduire un élément dans un ensemble, action d’incorporer » et « action de rendre semblable et même identique à quelqu’un ou à quelque chose ». Ces deux notions inséparables, connexes posent également d’énormes difficultés. En se référant à leurs significations, il est fort remarquable que ces deux substantifs peuvent exprimer la même réalité et avoir un sens très proche. Cependant, il est difficile d’affirmer qu’« intégration » et « assimilation » entretiennent une relation de synonymie172.
En effet, même si par définition, ces deux occurrences semblent très proches, nous pouvons toutefois y relever une nuance. Là où l’« intégration » s’attache à l’adaptation de nos comportements, extérieurs, matériels, avec les normes de la société à intégrer, l’« assimilation », quant à elle, consiste en l’appropriation intime de l’identité dont ladite société découle.
Immigrée en Suisse, Agota Kristof fait l’expérience d’un grand désenchantement marqué par la difficulté d’« intégration » dans un pays étranger et d’« assimilation » d’une nouvelle culture. Son expérience de l’exil a forcément perturbé son existence : une identité troublée et parfois déchirée par l’impérieuse question d’intégration et d’assimilation, surtout par sa méconnaissance d’une langue étrangère, le français, d’où la pertinence de sa triste réalité d’« analphabète », titre de son autobiographie. Ces lignes qui suivent pourraient résumer son expérience migratoire.
C’est ici que commence le désert. Désert social, désert culturel. À l’exaltation des jours de la révolution et de la fuite se succèdent le silence, le vide, la nostalgie des jours où nous avions l’impression de participer à quelque chose d’important, d’historique peut-être, le mal du pays, le manque de la famille et des amis […] Comment lui expliquer, sans le vexer, et avec le peu de mots que je connais en français, que son beau pays n’est qu’un désert pour nous, les réfugiés, un désert qu’il nous faut traverser pour arriver à ce qu’on appelle « l’intégration », « l’assimilation »173.
Chapitre III - Langue maternelle et langues ennemies : la guerre des langues
La problématique de la rencontre des langues est un phénomène très discuté dans la réflexion sur le discours identitaire. Cette situation illustre l’influence à bien des égards des contextes socioculturels et politiques sur les dynamiques de l’identité et de l’acculturation. Généralement cette influence a un double sens : soit le sujet perd totalement sa langue maternelle au profit d’une autre, soit il modifie la langue d’accueil en y laissant des traces profondes de sa langue d’origine. Dans tous les cas, ces deux aspects se répondent mutuellement. La rencontre entre langue maternelle et langues étrangères laisse toujours des traces comme des marques indélébiles dans la vie du sujet. D’après Malewska, Tanon et Sabatier, le contact des cultures peut être à la fois source d’enrichissement et source de déséquilibre :
Il bouleverse toujours l’individu, si celui-ci n’est pas seulement spectateur mais obligé de vivre dans la durée selon deux codes culturels différents, parfois contradictoires et irréconciliables. Des choix apparents ou réels s’imposent à lui et l’amènent à réévaluer ses croyances et références de base en fonction du contexte, ou encore à se repositionner dans un parcours de vie afin d’inclure de nouvelles perspectives identitaires et parfois à questionner son appartenance à un groupe ou des groupes174.
Dans son récit autobiographique, Agota Kristof désigne pareillement l’allemand, le russe et le français comme des « langues ennemies » 175. La radicalité binaire de l’opposition « langue maternelle - langue ennemie » est très expressive dans le discours kristofien. Loin de les imaginer comme une source d’enrichissement, Kristof fait remarquer bien au contraire que ces langues étrangères sont pour elle une source de déchirement. Son hostilité vis-à-vis de ces trois langues étrangères est fort remarquable. La première occurrence de la fameuse expression « langues ennemies », dénomination à laquelle l’auteure a recours pour les désigner, est repérée dans L’Analphabète, exactement dans le chapitre quasiment homonyme où surgit l’opposition « Langue maternelle et langues ennemies » 176. Agota Kristof semble être en guerre, d’abord contre l’allemand, puis contre le russe, et enfin contre le français. Qu’est-ce qui pourrait expliquer et justifier son hostilité vis-à-vis de ces trois langues étrangères ? Un examen de la démarche chronologique de l’auteure permet de mieux comprendre le procès qu’elle fait aux langues étrangères entendues comme des langues de domination et d’acquisition. Nous analysons dans le présent chapitre une mise en parallèle de la langue maternelle de Kristof (le hongrois) avec les langues de domination (l’allemand, langue de l’occupation et le russe, langue du régime totalitaire). La guerre contre le français (la langue d’acquisition) constituera le dernier chapitre de cette deuxième partie du mémoire.
1 - La guerre entre le hongrois et l’allemand
Dès le début du chapitre intitulé « Langue maternelle et langues ennemies », Agota Kristof plante le décor : « Au début, il n’y avait qu’une seule langue » 177. La question à laquelle répond cette affirmation est la suivante : Est-il possible de penser à l’existence de plusieurs langues ? En effet, dans le monde imaginaire d’Agota Kristof, il n’est pas question de parler d’une diversité de langues. Encore enfant, elle ne pensait qu’à une langue universelle. L’unique langue qui existait ne pouvait être que le hongrois, sa langue maternelle. On a l’impression qu’elle renvoie le lecteur à un évènement historique de l’humanité : à la période avant Babel178. Agota Kristof semble catégorique sur la question des langues : la tournure « il n’y a que » qu’elle utilise sert à marquer la restriction.
L’évocation « une seule langue » renvoie fort bien à sa langue maternelle, le hongrois : une langue connue de tous. Elle était l’âme du peuple hongrois. Car tout se pensait, se disait et se vivait dans cette langue. Il lui était inimaginable de penser à une autre langue. Les précisions de Kristof sur la langue hongroise pratiquée avant la domination autrichienne et l’occupation allemande sont très pertinentes :
Les objets, les choses, les sentiments, les couleurs, les rêves, les lettres, les livres, les journaux, étaient cette langue […] Dans la cuisine de ma mère, dans l’école de mon père, dans l’église de l’oncle Guéza, dans les rues, dans les maisons du village et aussi dans la ville de mes grands-parents, tout le monde parlait la même langue, et il n’était jamais question d’une autre179.
Faut-il comprendre à travers les propos de Kristof, encore enfant, que tout se réduit à la langue maternelle hongroise ? À l’entendre, il ne peut exister d’autres idiomes, sinon, cela relèverait de l’imaginaire. À ses yeux le monde a l’aspect du hongrois, un univers réel capable de décrire tout ce qui l’entoure tandis que les autres idiomes, sans aucune correspondance avec lui, reproduisent un univers, semble-t-il, irréel. « Je ne pouvais pas imaginer qu’une autre langue puisse exister, qu’un être humain puisse prononcer un mot que je ne comprendrais pas »180. À cette période de sa vie, il lui était inconcevable de parler de l’existence d’une langue autre que le hongrois. C’est donc à juste titre qu’elle rejette l’hypothèse populaire qui faisait exister une autre langue parlée par « les Tziganes » , un peuple installé aux confins de son village. Elle pensait plutôt à une dimension imaginaire qu’à la réalité. La langue des Tziganes était une langue non naturelle avec des sons indéchiffrables, semble-t-elle préciser. Elle comparait cette langue à une langue sécrète faisant sans doute allusion à la langue inventée avec son frère aîné Yano dans leur enfance. Ils l’avaient inventée dans le but d’empêcher leur benjamin Tila de les comprendre. Référons-nous à ces propos suivants pour nous convaincre :
On disait que les Tziganes, installés aux confins du village, parlaient une autre langue, mais je pensais que ce n’était pas une vraie langue, que c’était une langue inventée qu’ils parlaient entre eux seulement, juste comme mon frère Yano et moi, quand nous parlions de façon que notre petit frère Tila ne puisse pas nous comprendre181.
C’est seulement à l’âge de neuf ans, après que sa famille eut emménagé dans une ville frontalière à l’Autriche, que Kristof prend conscience de la possibilité d’existence d’une langue autre que la sienne. L’illusion de la langue unique (le hongrois) nourrie, depuis longtemps, tombe dès son premier contact avec la langue allemande. Elle réalise cette fois-ci que cette langue ne relève pas de l’imaginaire. C’est bien une langue réelle, parlée par certains de ses compatriotes, idiomes des anciens dominateurs autrichiens et des soldats. Pour les Hongrois, cette langue évoque le souvenir d’un vécu douloureux du bilinguisme imposé par des forces étrangères. C’est peut-être la raison pour laquelle elle qualifie l’allemand de langue ennemie.
Dans le discours kristofien l’allemand est une langue ennemie parce qu’elle rappelle non seulement l’époque de la domination des empereurs autrichiens mais aussi l’invasion allemande de 1944. En effet, quand elle a neuf ans, elle part habiter avec sa famille à Köszeg, ville à la frontière de l’Autriche. Elle y fait mention d’une partie de la population hongroise germanophone. Bien que le hongrois fût enseigné et pratiqué dans la Hongrie de l’empire austro-hongrois, l’allemand demeurait la langue officielle. L’affirmation suivante semble éclairer la domination autrichienne qu’a connue la Hongrie :
À l’occupation turque succède l’absolutisme impérial autrichien contre lequel se dressent deux insurrections nationales, l’une menée de 1703 à 1711 par Ferenc (François) Rakoczi et l’autre, du 15 mars 1848 au 13 août 1849, par Lajos Kossuth. Celui-ci est vaincu grâce à l’intervention de l’armée tsariste venue au secours des Autrichiens et la Hongrie devient alors pour les Allemands d’Autriche une semi-colonie182.
Les Allemands d’Autriche jouent alors un rôle dominant. Ils occupent de nombreuses positions et contrôlent des fonctions clés dans la vie socio-politique hongroise. Ils détiennent le pouvoir administratif et économique. Analysant la question de la domination autrichienne sur le peuple hongrois, Bernard Michel affirme que :
Les Allemands contrôlent l’administration car la langue d’État reste l’allemand qui sert pour toutes les correspondances avec les ministères centraux, même si les langues d’autres nationalités sont employées localement. Le recrutement des hauts fonctionnaires exige une connaissance parfaite de la langue allemande […] L’allemand est la langue de commandement unique dans l’armée. Parmi les officiers d’active, à la veille de 1914, 78,7 % sont Allemands contre 9,3 % de hongrois […]183.
En évoquant l’épisode de la domination autrichienne, Agota Kristof relève un fait qui a sans doute marqué un tournant de l’histoire de la Hongrie. Même si cette domination est antérieure à Kristof, elle peut tout de même en parler puisque cela fait partie de l’histoire de son pays natal : « Quand j’avais neuf ans, nous avons déménagé. Nous sommes allés habiter une ville frontière où au moins le quart de la population parlait la langue allemande. Pour nous, les Hongrois, c’était une langue ennemie, car elle rappelait la domination autrichienne »184. Elle poursuit : « […] et c’était aussi la langue des militaires étrangers qui occupaient notre pays à cette époque »185. Cet état de fait lui rappelle également un autre épisode de l’histoire de son pays : l’occupation allemande.
En effet, pour empêcher la Hongrie de négocier un armistice séparé avec les Alliés occidentaux, le IIIe Reich (l’Allemagne de Hitler) l’envahit le 19 mars 1944. Contrairement à la domination autrichienne qui lui était antérieure, Kristof, alors âgée de neuf ans, se rappelle fort bien l’occupation allemande de son pays. Cette occupation militaire par les soldats allemands contrariait le nationalisme hongrois. C’était un choc d’être contraint de vivre avec cette langue étrangère. L’extrait suivant du Que sais-je ? sur la Hongrie nous situe fort bien dans ce contexte historique.
Au cours de la Deuxième Guerre mondiale, la Hongrie est alliée à l’Allemagne hitlérienne […] Le 27 juin 1941, elle déclare la guerre à l’URSS et le 19 mars 1944, alors qu’elle essaie de faire la paix avec l’URSS, elle est occupée militairement par l’Allemagne ; le 15 octobre 1944, Hitler oblige Horthy à passer le pouvoir à Szalasi, chef du Parti des Croix-Fléchées. Le 4 avril 1945 les armées soviétiques, après de durs combats, libèrent la Hongrie du fascisme186.
Si à cette période de l’histoire, la présence des armées soviétiques en Hongrie semblait être une libération pour le peuple hongrois, il faut attendre quelques années plus tard pour voir cette présence militaire se transformer en une autre occupation. À la domination autrichienne et à l’occupation allemande qu’a connues la Hongrie succède donc une autre forme d’occupation : le régime totalitaire russe. D’où la pertinence de cette évocation kristofienne : le russe, une langue ennemie du hongrois.
2 - La guerre entre le hongrois et le russe
Un an plus tard, c’étaient d’autres militaires étrangers qui occupaient notre pays. La langue russe est devenue obligatoire dans les écoles, les autres langues étrangères interdites. Personnes ne connaît la langue russe. Les professeurs qui enseignaient des langues étrangères : l’allemand, le français, l’anglais, suivent des cours accélérés de russe pendant quelques mois, mais ils ne connaissent pas vraiment cette langue, et ils n’ont aucune envie de l’enseigner. Et de toute façon, les élèves n’ont aucune envie de l’apprendre. On assiste là à un sabotage intellectuel national, à une résistance passive naturelle, non concertée, allant de soi187.
Cet extrait de L’Analphabète justifie fort bien la guerre menée contre le russe. Kristof y mentionne le caractère fort contraignant de l’occupation russe dans son pays natal. Non seulement l’envahisseur russe impose sa langue comme langue officielle, enseignée dans les écoles ; et comme si cela ne suffisait pas, il va jusqu’à interdire la pratique d’autres langues étrangères dans ce pays. Imposer le russe à la Hongrie et voir disparaître les autres langues étrangères relèvent d’un acte criminel. En lui imposant sa langue, l’union soviétique lui impose également sa pensée. Car, comme le disait le linguiste français Claude Hagège, défenseur de la diversité des langues : « Imposer sa langue, c’est imposer sa pensée » 188. Pour défendre son honneur et préserver sa dignité, le peuple hongrois s’engage à boycotter la langue du régime totalitaire. La perte du hongrois au profit du russe est inadmissible (le hongrois représente le facteur de cohésion sociale du peuple). La défense du hongrois soutenue par l’émergence d’une conscience nationale est matérialisée par le rejet du russe et, par ricochet, de la pensée soviétique. Kristof souligne le combat mené contre la pensée russe en ces termes : « C’est avec le même manque d’enthousiasme que sont enseignées et apprises la géographie, l’histoire et la littérature de l’Union soviétique. Une génération d’ignorants sort des écoles » 189. Le boycott national de l’enseignement forcé du russe à l’école semble devenir un instrument d’engagement et de combat. Aucun intérêt n’est accordé à cette discipline linguistique, les enseignants eux-mêmes n’étant pas motivés à l’enseigner, ni les élèves à l’apprendre. Kristof définit la résistance du peuple hongrois dans son autobiographie comme « un sabotage intellectuel national,…une résistance passive naturelle, non concertée, allant de soi » 190.
Des années avant la parution de L’Analphabète, lors d’une interview, Kristof criait son ras-le-bol : « Je hais les Russes, ils ont saccagé mon pays » 191. Dans le chapitre intitulé « La mort de Staline » de son récit autobiographique, l’auteure semble mettre un visage sur la malheureuse expérience de l’occupation russe vécue par son pays. Elle fait donc allusion à l’influence néfaste du pouvoir dictatorial et totalitaire de Staline exercé non seulement sur son pays, mais aussi sur tous les pays qu’il a annexés. Les conséquences de la dictature de l’Union soviétique commandée par Staline sont diverses : perte en vies humaines, perte économique, et perte de l’identité culturelle et nationale. La mort de ce dictateur semble avoir été une libération pour le peuple hongrois. L’extrait suivant de L’Analphabète semble corroborer ses propos :
J’ai porté la photographie en couleurs de Staline dans ma poche pendant plusieurs années, mais au moment de sa mort, j’ai déjà compris pourquoi ma tante a déchiré cette photo au cours d’un séjour que j’avais fait chez elle. L’endoctrinement était grand, et efficace surtout sur les esprits jeunes […] Combien de victime avait-il sur la conscience ? Personne ne le sait. En Roumanie, on compte encore les morts ; en Hongrie, il y en a eu trente mille en 1956. Ce que l’on ne pourra jamais mesurer, c’est le rôle néfaste qu’a exercé la dictature sur la philosophie, l’art et la littérature des pays de l’Est. En leur imposant son idéologie, l’Union soviétique n’a pas seulement empêché le développement économique de ces pays, mais elle a essayé aussi d’étouffer leur culture et leur identité nationales192.
Tous ces faits historiques qui rappellent la domination et l’occupation de la Hongrie semblent justifier le combat d’Agota Kristof contre les langues étrangères que sont l’allemand et le russe. D’où la pertinence de l’expression « langues ennemies ». Claire Olivier en fait une belle synthèse : « Pour l’allemand et le russe, l’épithète se justifie par un simple rapport métonymique de la langue à ses locuteurs, à savoir les militaires étrangers qui occupent son pays, la Hongrie, durant la Seconde Guerre mondiale » 193. Cette synthèse permet d’interroger la pensée de l’auteure partagée plus tard entre le hongrois (sa langue maternelle) et le français (sa langue d’accueil). Quand bien même elle aurait adopté le français comme langue seconde, Kristof semble entretenir un rapport d’hostilité vis-à-vis de cette langue. Qu’est-ce qui pourrait justifier une telle position ? Comment comprendre qu’elle puisse considérer le français, sa langue d’accueil et d’écriture, comme une langue ennemie ? Le vécu de Kristof nous permet d’analyser son approche de la langue française et l’impact que cet idiome du quotidien a eu sur sa production littéraire.
Chapitre IV - Agota Kristof entre le hongrois et le français
De toute évidence, la problématique du maternel chez Agota Kristof est largement évoquée presque dans toutes les études consacrées à son œuvre. Rennie Yotova parle d’une liaison avec la langue maternelle, qui persiste lorsque le français devient la langue de l’expression littéraire, car abandonner la langue maternelle s’apparenterait, d’après l’expression de Julia Kristeva, à un matricide194.
Cette réflexion d’Iryna Sobchenko faisant référence à Rennie Yotova dans son ouvrage La Trilogie des jumeaux d’Agota Kristof195, nous permet de comprendre que les rapports entre les personnes par l’intermédiaire des langues, les rapports entre langue maternelle et langue étrangère, ne sont pas de rapports aisés, non seulement en termes d’apprentissage, mais aussi en termes de contacts et d’échanges culturels. En parlant de l’amour de la langue première chez Kristof, Rennie Yotova reprend la fameuse pensée de Julia Kristeva : « Il y a du matricide dans l’abandon d’une langue natale »196. Qu’on le veuille ou non, la langue maternelle, c’est l’âme d’une vie. Couper le cordon ombilical de la langue maternelle, c’est en quelque sorte se couper de la source ; c’est perdre les commencements d’une existence. Nous voici introduits dans la réflexion d’Agota Kristof sur la problématique linguistique du rapport entre le hongrois et le français. Le caractère conflictuel est le type de rapport qui l’emporte chez Kristof. L’auteure nous situe au plus fort de la guerre entre le hongrois (sa langue maternelle) et le français (sa langue d’acquisition). Dans son récit autobiographique, en effet, Kristof cherche à comprendre comment se sont construits les événements qui l’ont amenée à considérer également le français comme une langue ennemie. Elle finira par mettre en évidence l’importance des chocs socio-culturels dus aux phénomènes migratoires. Comment cette écrivaine hongroise est-elle devenue par la force des choses écrivaine d’expression française alors que rien ne la prédestinait à choisir le français “contre” le hongrois ? Dans L’Analphabète, Agota Kristof raconte ses premières expériences avec les langues étrangères, plus précisément, et le difficile parcours de l’apprentissage du français, « une langue inconnue ». Elle se positionne comme une expatriée monolingue qui, acceptant difficilement la perte de sa langue maternelle, est contrainte à pratiquer une langue étrangère. Le français est une langue qu’elle ignorait complètement avant son émigration de la Hongrie lors de l’insurrection de 1956, et dont elle a dû apprendre chaque mot. Nous analysons ici la problématique du changement de langue, une expérience fondamentale dans le discours kristofien.
1 - La guerre entre le hongrois et le français
Réfugiée en Suisse romande à partir de 1956, Agota Kristof constate la perte progressive de son idiome maternel au profit du français. Le hongrois est presque mort pour Kristof. C’est dire qu’une partie d’elle s’est lentement mais progressivement éteinte au fur et à mesure qu’elle apprenait le français dès son arrivée à Neuchâtel, puis à l’usine où elle travaillait, et aux cours d’été organisés par l’université de la même ville. Nous percevons cet épisode de sa vie dans son récit autobiographique L’Analphabète. Elle y raconte son exil de sa langue natale, son expérience du déracinement et son statut d’étrangère. Changer de langue, c’est se priver de la sève nourricière, c’est passer du sein maternel, du sang maternel, de l’amour maternel à une identité seconde, à une autre réalité. Notons bien que le culte de la langue maternelle occupe une place de choix dans la pensée kristofienne. Force est donc de constater que la rupture d’avec la langue maternelle est une expérience assurément terrible et bouleversante pour l’auteure. En dépit du fait que le français deviendra plus tard la langue d’expression de sa création littéraire, Kristof semble ne pas entretenir de bon rapport avec lui. Elle le qualifie de « langue ennemie » tout comme l’allemand et le russe. La coupure d’avec ses origines et le sentiment de la perte de sa langue maternelle, par ricochet, de son appartenance au peuple hongrois s’imposent pour elle comme des expériences négatives. C’est pourquoi elle se confine continuellement dans une mentalité hostile et s’installe dans une sorte de résistance à la langue seconde. Analysant l’attitude de Kristof, Gianotti écrit que : « La langue est le seul bien précieux qu’elle a pu prendre avec soi, le hongrois fait partie intégrante de sa pensée et, à partir du moment où celui-ci n’est plus utilisé pour communiquer dans le nouvel environnement social, Kristof a l’impression que se creuse en elle un vide psychologique dévastateur »197. Kristof vit son contact avec le français comme une guerre. Elle doit lutter pour protéger et conserver le hongrois, puisque, semble-t-il, la Suisse romande est en train de lui soustraire son patrimoine linguistique et culturel. Le hongrois continue d’exercer chez elle une domination symbolique très forte ; le français, quant à lui, ne jouit pas de reconnaissance sociale ni du même prestige.
Mais, s’il est légitime pour elle de considérer comme telle la Suisse, pourquoi l’avoir choisie comme pays d’accueil ? Pourquoi, s’est-elle installée en Suisse et plus précisément dans une partie francophone ? Ne pouvait-elle pas rester en Autriche, un pays germanophone, frontalier à la Hongrie, son pays natal ? La problématique du pays d’accueil chez Agota Kristof mérite aussi d’être analysée.
Dans son autobiographie, l’auteure est persuadée que son immigration à Neuchâtel est le fruit d’un pur hasard. Ayant émigrée de la Hongrie, en passant par l’Autriche, Kristof parvient au bout de quelques mois de recherche d’un pays d’accueil, tout par hasard, en Suisse avec le statut de réfugiée. Laissons l’auteure, elle-même, nous rappeler sa pérégrination :
Du petit village autrichien où nous sommes arrivés de la Hongrie, nous prenons l’autocar pour Vienne. C’est le maire du village qui paye nos billets […] Arrivés à Vienne, nous trouvons un poste de police pour nous annoncer […] Les policiers nous donnent l’adresse d’un centre de réfugiés, et nous indiquent le tramway qui nous y mènera gratuitement […] Noël approche quand nous prenons le train pour la Suisse […] Nous arrivons à Lausanne. Nous sommes logés dans une caserne sur les hauteurs de la ville, près d’un terrain de football […] Du centre de réfugiés de Zurich, nous sommes « distribués » un peu partout en Suisse. C’est comme cela, par hasard, que nous arrivons à Neuchâtel, plus précisément à Valangin, où nous attend un appartement de deux pièces meublé par les habitants du village198.
Kristof tente, à partir de la description de son voyage, de mettre en lumière le caractère imprévu de son immigration en Suisse. L’utilisation de la locution adverbiale « par hasard » évoque bien que son arrivée à Neuchâtel est le fruit d’un évènement inattendu, et non d’un choix librement consenti. C’est donc par accident, par un concours de circonstances, qu’elle se retrouve en Suisse. Mais, faut-il encenser cette vision de Kristof ? N’est-il pas aussi légitime d’élaborer une autre hypothèse ? Implicitement, le choix du pays d’accueil n’obéissait-il pas à des critères bien spécifiques dans la pensée de l’auteure ? N’a-t-elle pas en quelque sorte voulu vivre dans un pays qui offrait bon accueil et bien-être social ? Que faut-il comprendre de ses affirmations prononcées lorsqu’elle était en attente d’un pays d’accueil : « Plusieurs fois par semaine, des industriels viennent chercher de la main-d’œuvre. Des amis, des connaissances trouvent du travail et un logement. Ils s’en vont en laissant leur adresse »199 ?
Ces propos semblent trahir l’idée selon laquelle son installation en Suisse relèverait de l’imprévu. Manifestement, une fois en Suisse, Kristof trouve rapidement du travail. Elle est engagée comme ouvrière dans une fabrique neuchâteloise de pièces horlogères : « Quelques semaines plus tard, je commence le travail dans une fabrique d’horlogerie à Fontainemelon »200. En s’installant à Neuchâtel, Kristof avait sans doute à l’esprit qu’elle trouverait rapidement du travail, au moins dans une usine, puisque la demande de main-d’œuvre était forte. La preuve, elle n’est pas la seule hongroise à travailler dans cette fabrique d’horlogerie : « nous sommes une dizaine de Hongrois à travailler dans l’usine »201, soutient-elle. La fabrique d’horlogerie de Fontainemelon s’est enrichie de la main-d’œuvre d’une dizaine d’ouvriers hongrois, dont Agota Kristof. On pourrait également imaginer le nombre d’ouvriers qui travaillent dans cette usine horlogère. Quand Kristof écrit : « À l’usine, tout le monde est gentil avec nous. On nous sourit, on nous parle, mais nous ne comprenons rien »202, elle semble faire référence au personnel de cette usine. L’utilisation des pronoms indéfinis « tout le monde » et « on » est illustrative. En effet, la locution « tout le monde », grammaticalement au singulier et analysée comme un pronom indéfini, implique nécessairement une idée de pluralité et signifie « totalité ou ensemble de personnes ». Le pronom personnel indéfini « on », essentiellement au singulier, sert à désigner, lui aussi, « plusieurs individus ». Nous sommes donc en mesure d’affirmer avec Kristof qu’il y a un bon nombre d’ouvriers dans cette usine d’horlogerie. Pourquoi, une insistance sur le nombre des employés de cette industrie d’horlogerie ? Interrogeons l’histoire économique suisse pour comprendre que l’horlogerie est un secteur très précieux, un fleuron de son économie. Les nombreuses lignes d’un article de l’Office suisse d’expansion commerciale faisant l’historique de son industrie horlogère illustrent bien nos propos :
La création d’une industrie de la montre en Suisse ne relève pas du hasard ou du génie d’un inventeur isolé. Déjà bien avant l’ouverture des premiers ateliers à Genève, au XVIe siècle, la montre était connue et fabriquée dans plusieurs pays européens (Allemagne, Angleterre, France, Belgique). Deux éléments essentiels ont favorisé l’implantation de l’horlogerie dans ce petit pays du centre de l’Europe, et plus précisément dans l’arc jurassien entre Genève et Bâle. Totalement dépourvue de matières premières et de richesses naturelles, la Suisse a dû en effet se tourner très tôt vers la production de biens à forte composante de valeur ajoutée. La montre répondait de façon idéale à ces exigences puisque le travail entre pour une part déterminante dans la composition de son coût, la matière première ne représentant que les 10 % de sa valeur […] Le second élément important résulte de la Réforme, qui incita de nombreux artisans étrangers persécutés à venir se réfugier sur le sol helvétique, emmenant avec eux un précieux bagage de connaissances techniques […] Le caractère spécifiquement suisse de l’activité horlogère, sa vocation exportatrice, son impact sur les régions où elle est implantée, ainsi que son rôle important dans le commerce extérieur du pays lui confèrent une physionomie particulièrement originale et une place à part dans la vie économique helvétique203.
Comme on le voit, la Suisse, sans prétention aucune, pourrait être considérée comme le berceau de l’horlogerie. Elle a vu naître quelques-unes des prestigieuses et luxueuses marques horlogères du monde ; et, sa place sur le marché mondial est fort remarquable. Hugues Jeannerat et Olivier Crevoisier, deux éminents économistes suisses analysant la question soulignent ceci :
Depuis les années 1980, l’industrie horlogère suisse fait l’objet d’une culturisation toujours plus intense […] Sur le marché de la montre électronique, les marques horlogères suisses se sont peu à peu singularisées par une augmentation de leur valeur esthétique et symbolique, notamment le design. Les montres suisses sont devenues des objets de distinction sociale représentant certains styles de vie (sport, business, mode, luxe) […] Le savoir-faire et l’innovation en termes de technologie mécanique sont aujourd’hui mis en avant par les marques horlogères comme l’un des garants culturels et techniques principaux de leur authenticité. Ce retour technologique s’est accompagné d’une montée en gamme généralisée des montres suisses et d’une augmentation importante de leur prix204.
L’industrie horlogère suisse à forte valeur ajoutée et faisant figure de symbole du savoir-faire et de précision s’est développée et affirmée en partie grâce à l’apport d’ouvrières étrangères. Les travaux de l’historien Francesco Garufo sur l’immigration en Suisse de 1945 à 1975 nous le démontrent bien :
En 1945, dans une Europe en pleine reconstruction, l’économie suisse doit faire face à une importante pénurie de main-d’œuvre. Dans la plupart des secteurs, la reprise de l’immigration, qui avait stagné durant l’entre-deux-guerres, permet d’y pallier. Afin d’organiser l’afflux d’ouvriers étrangers, l’État intervient en accord avec les organisations patronales et ouvrières. Dans ce but, Berne signe le 22 juin 1948 un « arrangement relatif à l’immigration de travailleurs italiens en Suisse »205.
Cet extrait montre bien, de façon générale, l’importance de la main-d’œuvre étrangère dans l’économie suisse. Cette branche économique a de plus en plus recouru aux travailleurs étrangers venant d’Europe et d’ailleurs. Ce pays était donc favorable à l’immigration de personnes ressources étrangères, et cela dans le but de faire tourner la machine économique. Parmi les secteurs d’activités économiques ayant bénéficié de la main-d’œuvre qualifiante étrangère, figure l’industrie horlogère, le secteur d’activité d’Agota Kristof. Le recours aux travailleurs étrangers, d’une part, et la qualité du produit, les perfectionnements constants enregistrés et le service après-vente, d’autre part, ont sans doute permis à l’horlogerie helvétique de rester compétitive sur le marché international, participant aussi à son prestige économique. Les statistiques sont claires : « L’industrie horlogère suisse, malgré la concurrence grandissante à laquelle elle est soumise, notamment de la part des entreprises japonaises et américaines, domine toujours le marché mondial de la montre (65 % des exportations mondiales) »206.
L’historien Francesco Garufo poursuit son argumentation en listant les villes suisses dans lesquelles se développe cette industrie :
L’industrie horlogère suisse est essentiellement concentrée dans une région qui s’étend du sud-ouest au nord-est, de Genève à Schaffhouse le long de la chaîne du Jura, soit les cantons (dits horlogers) de Genève, Vaud (en particulier la région jurassienne de la Vallée-de-Joux), Neuchâtel, Berne, Jura, Soleure et dans une moindre mesure Bâle Campagne, Argovie, Schaffhouse, auxquels il faut ajouter le canton italophone du Tessin, qui constitue un cas à part et qui, par sa situation géographique, au sud des Alpes, ne fait pas partie du district horloger207.
Dans cette liste de villes dites horlogères, figure bien Neuchâtel, la ville où s’est installée Agota Kristof. L’analyse de Garufo, très évocatrice, permet donc de comprendre l’enjeu d’une présence dans le canton de Neuchâtel. Les possibilités de travail qu’offrait ce pays pourraient justifier l’immigration d’Agota Kristof à Neuchâtel avec son usine de « fabrique d’horlogerie »208.
Kristof est bien consciente des conditions favorables de son immigration en Suisse. Elle a un logement, un travail stable, une alimentation suffisante et une sécurité sociale : « Matériellement, on vit un peu mieux qu’avant. Nous avons assez de charbon et une nourriture suffisante »209, dit-elle. Malgré tous les avantages que lui offre son pays d’accueil, Agota Kristof semble ne pas accepter sa condition d’immigrée. Elle ressasse la douleur de la perte de ses origines, « le mal du pays », « le manque de la famille et des amis »210. Pour elle, les avantages de la nouvelle vie en Suisse ne valent rien devant toutes ses pertes : « Mais par rapport à ce que nous avons perdu, c’est trop cher payé »211, conclut-elle. La hantise de la perte de la langue maternelle l’envahit énormément. Jeune hongroise, exilée à Neuchâtel, Kristof continue, malgré tout, de marteler la langue française comme « langue ennemie ». Agota Kristof : entre le hongrois et le français, quel rapport à la langue ? Une approche critique du rapport langue maternelle / langue étrangère permettrait de comprendre le traumatisme linguistique de Kristof.
Notons pour commencer que le changement de langue entraîne quelques difficultés dans la vie du sujet. Bien souvent, il a l’impression d’avoir tout perdu, d’être désorienté, de perdre le nord. Perdre sa langue maternelle au profit d’une autre n’est pas une illusion. Il faut en faire l’expérience pour comprendre les souffrances corollaires. L’abîme, provoqué par l’exil, par l’éloignement de ses origines familiales, nationales et culturelles, conduit Agota Kristof à la problématique de l’entre-deux-langues, du hongrois au français, et révèle de véritables conflits d’identité. Pour l’auteure, en effet, l’adoption du français comme langue seconde est une réalité contraignante. Elle ne valorise guère le bilinguisme hongrois-français. Cela ne constitue en aucune manière un élément de prestige social. Kristof reviendra avec insistance et sans détour dans L’Analphabète sur cette thèse : le français est une « langue ennemie ».
Contrairement aux deux précédentes langues ennemies, le français, pour Agota Kristof, semble être l’adversaire le plus redoutable. Si, dans une certaine mesure, elle a pu se débarrasser de l’allemand et du russe, ce ne sera pas le cas pour le français, une langue qu’elle sera contrainte de pratiquer tout le reste de sa vie. Évidemment, Kristof est en guerre contre le français. Elle évoque trois raisons qui pourraient justifier son combat contre cette langue : une langue inconnue, par ricochet difficile à apprendre, pire, une langue prédatrice qui dévore le hongrois, sa langue maternelle. Examinant cette question, Claire Olivier fait le point en ces termes :
En revanche, pour le français, le qualificatif s’explique dans le contexte spécifique de son exil. Elle raconte qu’à vingt-et-un ans, contrainte de quitter sa terre natale après l’invasion des troupes soviétiques en 1956, sa fuite la conduit en Suisse, dans le canton francophone de Neuchâtel, où elle doit « affronte[r] une langue pour [elle] totalement inconnue ». Le vocabulaire est ouvertement belliqueux, elle parle d’une « lutte pour conquérir cette langue, une lutte longue et acharnée qui durera toute [s]a vie »212.
L’analyse de Claire Olivier corrobore le rapport d’Agota Kristof à la langue française. Dans le chapitre « Langue maternelle et langues ennemies »213, l’auteure évoque une première raison de son hostilité contre le français : « C’est ainsi que, à l’âge de vingt et un an, à mon arrivée en Suisse, et tout à fait par hasard dans une ville où l’on parle le français, j’affronte une langue pour moi totalement inconnue » 214. L’utilisation du verbe « affronter » qui signifie « faire front » ou encore « faire face à ce qui est ou paraît être un danger » 215 renvoie parfaitement à l’idée d’hostilité, de combat. Kristof, exilée en Suisse romande, est confrontée à la difficulté de la langue française qu’elle qualifie fréquemment de « langue inconnue ». Une analyse morpho-sémantique du qualificatif « inconnue » semble utile pour comprendre la pensée de l’auteure. Construit sur le principe de la dérivation préfixale, le mot « inconnue », issu du verbe du troisième groupe « connaître », est formé de l’adjectif masculin « connu », au féminin « connue » , auquel on a ajouté le préfixe privatif -in. Ce préfixe évoque l’idée de « la négation » tandis que l’adjectif féminin « connue », à valeur appréciative, désigne « ce qui est familier, courant ». Par conséquent, le mot « inconnue » prendra le sens de « ce qui est méconnu », « ce qui est étranger ». Kristof qualifie le français de langue inconnue parce que toutes ces facettes lui sont carrément étrangères. Elle n’avait jamais pratiqué auparavant cette langue. Elle n’avait pas de rapport avec le français avant son exil. Le français n’était ni une langue étrangère apprise à l’école, ni la langue des troupes de domination et d’occupation dans son pays. Elle découvre subrepticement cette langue depuis son immigration à Neuchâtel. Lors d’un entretien avec Sarrey-Strack, l’auteure évoque sans complexe sa distance par rapport à la langue française :
J’avais aucune image, je n’ai jamais connu le français. J’avais aucune idée quand je suis arrivée ici, je ne savais pas un mot. L’allemand je l’ai un peu appris à l’âge de 10 ans, pendant deux ans. Au moins je savais comment c’était, à quoi ça ressemblait, mais le français pas du tout… je connaissais même personne qui parlait français. J’ai appris ici et d’abord seulement à l’oreille parce que je travaillais en usine. J’avais pas de livre, bon, j’avais un dictionnaire quand même !216.
Sa méconnaissance du français et son incapacité à le pratiquer correctement font naître en elle un sentiment pessimiste. Le français est une langue difficile à apprendre, très différente du hongrois : « Je connais les mots. Quand je les lis, je ne les reconnais pas. Les lettres ne correspondent à rien », écrit-elle, et elle ajoute sans équivoque possible : « Le hongrois est une langue phonétique, le français, c’est tout le contraire » 217. C’est au bout d’une interminable et pénible lutte qu’elle a pu posséder le français : « C’est ici que commence ma lutte pour conquérir cette langue, une lutte longue et acharnée qui durera toute ma vie » 218. Claire Olivier souligne que pour caractériser sa lutte, Kristof distingue deux temps, séparés d’une dizaine d’années : celui où elle parle le français et celui où elle l’écrit : « Je parle le français depuis plus de trente ans, je l’écris depuis vingt ans, mais je ne le connais toujours pas. Je ne le parle pas sans fautes, et je ne peux l’écrire qu’avec l’aide de dictionnaires fréquemment consultés » 219. Cette problématique pousse plus tard Kristof à s’identifier à une « analphabète » exprimant ainsi l’impérieuse difficulté de sa condition sociale d’immigrée. Elle la décrit si bien en ces quelques lignes :
Moi, je m’en souviens. L’usine, les courses, l’enfant, les repas. Et la langue inconnue. À l’usine, il est difficile de se parler. Les machines font trop de bruit. On ne peut parler qu’aux toilettes, en fumant une cigarette en vitesse. Mes amies ouvrières m’apprennent l’essentiel. Elles disent : « Il fait beau », en me montrant le paysage du Val-de-Ruz. Elles me touchent pour m’apprendre d’autres mots : « cheveux, bras, mains, bouche, nez »[…] Cinq ans après être arrivée en Suisse, je parle le français, mais je ne le lis pas. Je suis redevenue une analphabète. Moi, qui savais lire à l’âge de quatre ans220.
Très finement, Agota Kristof évoque que le « choix » du français comme langue seconde après un long apprentissage n’est pas dû à un amour exclusif, mais, à un « défi », pour reprendre sa fameuse expression. La lutte pour conquérir le français semble justifier son expression « langue ennemie ». Laissons l’écrivaine nous dévoiler l’enjeu de sa réflexion : « C’est pour cette raison que j’appelle la langue française une langue ennemie, elle aussi » 221. À l’instar de l’allemand et du russe, le français se présente, lui aussi, comme une langue à combattre. Mais, à bien analyser, Kristof semble être plus hostile au français qu’aux deux premiers. Probablement, l’expérience du français est restée comme une marque indélébile dans sa pensée et dans sa vie. La guerre contre l’allemand et le russe était plus un héritage communautaire, celui de tout un peuple, qu’autre chose. C’est dans une cohésion nationale que les hongrois les ont combattus. C’était une cause commune, portée par toute la nation et pas seulement par un individu. C’est ensemble qu’ils ont lutté contre ces différentes formes d’oppression et de domination, jusqu’à s’en libérer. Il y a bien une distinction à faire entre ces trois langues ennemies. Kristof considère la guerre contre le français comme un combat personnel et perpétuel. Elle s’engage délibérément dans une logique de guerre contre le français. Elle devra donc l’assumer toute seule et cela, durant toute sa vie. Les blessures intérieures causées par l’exil et la perte progressive de la langue natale, empêchent Kristof d’accueillir le français, comme un cadeau, une renaissance, une ouverture sur le monde. Le culte de la langue maternelle l’emporte sur celui de la langue seconde.
La troisième raison de cette lutte pourrait s’appréhender dans la dépossession, par la perte du hongrois, la langue maternelle de Kristof. Ce fait semble gravissime pour l’auteure : « Il y a encore une autre raison, et c’est la plus grave : cette langue est en train de tuer ma langue maternelle » 222. C’est une aliénation mortelle que d’être dépossédé de sa langue maternelle. Dans sa situation d’exilée en Suisse, Kristof fait la douloureuse expérience de l’éloignement de sa langue maternelle. Il n’y a pas de retour possible : le hongrois devient pour elle comme « une langue ancienne ». Quelle horrible souffrance de perdre sa langue maternelle au profit d’une langue étrangère ! Agota Kristof évoque dans les différents articles son rapport au français, cette langue qu’elle n’a « pas choisie », qui lui a été « imposée par le sort, par le hasard, par les circonstances », explique Claire Olivier223. Tout cela pourrait justifier la relation conflictuelle qu’Agota Kristof entretient avec le français, sa langue d’écriture. Nancy Huston, s’interrogeant également sur la problématique du changement de langue dans Nord perdu, semble soutenir que le conflit entre langue maternelle et langue d’acquisition est un processus de dépossession :
L’acquisition d’une deuxième langue annule le caractère « naturel » de la langue d’origine, à partir de là, plus rien n’est donné d’office, ni dans l’une, ni dans l’autre ; plus rien ne vous appartient d’origine, de droit et d’évidence. D’où une attention extrême portée aux mots individuels, aux tournures, aux façons de parler224.
Dans la pensée kristofienne, le remplacement de la langue maternelle par une autre (le transfert linguistique) semble être un phénomène dépouillant. Cette traversée de la frontière linguistique pourrait s’entendre comme une autre forme d’exil. Exilée de sa langue maternelle (le hongrois), Kristof, non francophone, est contrainte en Suisse romande d’apprendre le français, non seulement pour le parler mais aussi et surtout pour l’écrire. Car, formée depuis l’enfance à l’écriture, Kristof entend affirmer sa vocation d’écrivain dans un contexte linguistique autre que le sien. Le français devient pour elle la langue d’expression littéraire ; d’où la pertinence de cette identification : Agota Kristof, une écrivaine d’expression française d’origine hongroise. Pour Kristof, la prise de la distance s’avère nécessaire pour écrire en langue étrangère. Elle avoue que le passage d’une langue à l’autre, l’adoption d’une autre langue que sa langue maternelle comme langue d’écriture, littéraire et médiatique dû certainement aux phénomènes de migration transnationale et transculturelle est une situation préoccupante. En effet, l’auteure rappelle dans son autobiographie qu’elle n’a pas choisi le français, qu’il lui a été imposé par les aléas de l’Histoire. Elle n’hésite pas à expliquer à quel point elle se sent toujours un peu corsetée dans cette langue apprise tardivement (à l’âge adulte), et qu’elle a dû, selon ses termes, affronter plutôt qu’adopter. De ce fait, l’écriture en français apparaît pour elle comme un défi, « une incitation à la réalisation d’une chose difficile » 225. Les dernières lignes de son récit autobiographique l’énoncent clairement :
Je sais que je n’écrirai jamais le français comme l’écrivent les écrivains français de naissance, mais je l’écrirai comme je le peux, du mieux que je le peux. Cette langue, je ne l’ai pas choisie. Elle m’a été imposée par le sort, par le hasard, par les circonstances. Écrire en français, j’y suis obligée. C’est un défi. Le défi d’une analphabète226.
Iryna Sobchenko s’interrogeant sur les propos de Kristof, renchérit en ces termes :
Et son écriture, « le défi de l’analphabète », n’est-il pas seulement le désir de conquérir « une langue ennemie », mais aussi le désir de sortir de la situation de la double contrainte ? La situation ambivalente d’une femme immigrée, coincée entre le travail et le ménage, où l’écriture devient une revanche : « Une revanche sur ma triste vie de ménagère et d’ouvrière. Professionnellement, je n’ai rien réussi » 227.
Si certains écrivains exilés choisissent délibérément une langue seconde, le français, par exemple, pour raconter leurs expériences migratoires, ce n’est pas forcément le cas pour Agota Kristof qui considère sa langue d’accueil comme « ennemie ». Elle est ferme sur la question : cette langue lui « a été imposée par le sort, par le hasard, par les circonstances » 228. Étrangère à la langue française qu’elle a adoptée progressivement avec beaucoup de difficultés, Kristof semble avoir relevé « le défi de l’analphabète » 229 ; et on pourrait préciser analphabète « du français » tout en n’étant pas analphabète du hongrois puisqu’elle lisait et écrivait dès l’âge de quatre ans dans sa langue maternelle. Mais, il lui semblait être devenue « analphabète » deux décennies plus tard lorsqu’elle a immigré en Suisse romande. Contrairement à son hostilité vis-à-vis du français qui a perduré toute sa vie, le statut d’analphabète de Kristof dans cette langue seconde ne fut qu’une expérience momentanée. En clair, son statut d’analphabète du français n’existe plus quand elle se met à produire des textes dans cette langue seconde. Si l’analphabétisme du français est un fait historique, il n’est plus d’actualité. Si, à un moment de son histoire, Kristof s’est considérée comme une analphabète du français, elle ne l’est plus maintenant. Le français n’est plus pour elle « la langue inconnue ». Désormais, c’est une personne instruite qui connaît la langue française et qui la pratique tant bien que mal. Les progrès enregistrés en ce sens sont remarquables : elle parle, lit et écrit le français. Sa maîtrise du français ne peut pas être forcément semblable à celle des natifs de la langue, mais Kristof est bien une francophone. Elle a bien relevé « le défi de l’analphabète ». Elle passe d’un état de vie à un autre, d’une situation linguistique à une autre : de l’analphabète du français à la francophone, des premiers poèmes en hongrois composés dans les nuits de l’internat à l’écriture « translingue et multiple », par-delà les langues et les genres littéraires.
L’écrivaine d’origine hongroise, désormais « écrivaine francophone » a su imposer une voix singulière en théâtre (ces premiers textes en français ont été des pièces de théâtre, en 1970 et en 1972) tout en pratiquant d’autres genres littéraires. Kristof s’adonne tantôt et à l’écriture de poèmes et à celle du théâtre, tantôt encore à l’autobiographie, au roman ou à l’essai. Plusieurs ouvrages produits en langue française (une langue non maternelle, une langue seconde) sont à son actif. Cet état de fait mérite de questionner la thèse de Kristof sur la rivalité entre le hongrois et le français. Il est vrai que le français semble avoir déraciné l’écrivaine de sa langue maternelle (le hongrois). Elle vit douloureusement cet épisode de sa vie. La perte du hongrois au profit du français est une brisure identitaire qui fait mal, infligeant une blessure qui ne sera jamais guérie. Mais, est-ce pour autant qu’il faut valoriser sa rivalité vis-à-vis du français, surtout quand on sait que cette langue l’a bien révélée au monde littéraire ? Comment comprendre la double attitude de l’écrivaine qui adopte le français comme langue d’expression littéraire et qui le qualifie tout de même de « langue ennemie » ? Ne s’inscrit-elle pas dans une sorte d’instrumentalisation de la langue ? On peut donc s’inquiéter de retrouver une forme d’instrumentalisation du français dans les propos de Kristof, comme si elle s’en servait que de façon utilitaire. Une telle attitude pourrait amener le critique à conclure qu’il y a bien dans la pensée kristofienne une part d’ingratitude vis-à-vis de la langue française. Le français ne semble devenir guère plus qu’un instrument de succès. Le maintien de la langue première (la langue maternelle) ne doit pas exclure la possibilité d’une ouverture sur d’autres univers linguistiques. Migrer d’une langue à l’autre serait une source d’ouverture sur le monde et, par ricochet, une source de richesse.
Il nous semble bon de souligner le mérite de certains auteurs qui n’appartiennent pas originellement à la langue ou à la culture française, mais qui ont la particularité de s’y être intégrés à des degrés divers jusqu’à en être devenus des acteurs à part entière. Ceux-ci entretiennent de bons rapports avec la langue seconde et entendent la diversité linguistique comme une richesse à promouvoir. Plusieurs raisons pourraient justifier leur choix délibéré du changement ou du transfert de langues. Nancy Huston, par exemple, avoue poursuivre l’apprentissage du français dans le but de s’éloigner de sa langue maternelle qui la renvoie à la douloureuse expérience de la séparation ou plutôt à l’abandon maternel dont elle a souffert à l’âge de six ans. Cette auteure choisit à dessein cette langue étrangère au détriment de l’anglais, sa langue maternelle. C’est une sorte de matricide volontaire. Dans Désirs et Réalités, elle insiste, sans détour, sur le fait que la langue étrangère lui concède une « nouvelle identité ; l’autre, l’ancienne, est jetée à la poubelle, rejetée dans les ténèbres du passé, dans l’enfer » 230. Elle dira plus tard que ce nouvel apprentissage lui donne la possibilité de « tirer profit de ses identités multiples » de « transformer [sa] détresse en richesse » 231. Une telle affirmation nous rappelle aussi celle de Julia Kristeva qui écrit dans Étrangers à nous-mêmes que l’acquisition de « la nouvelle langue est résurrection : nouvelle peau, nouveau sexe » 232. Cet apprentissage lui confère une nouvelle identité « sublime » dit-elle233. Il peut sembler facile d’acquérir une langue seconde quand on lui accorde du temps, du travail, mais pour Kristof il s’agit d’une difficile conquête, de la lutte avec un idiome « ennemi ». Comme le précisait Nancy Huston : « La première langue, la ‘‘maternelle’’, acquise dès la prime enfance, vous enveloppe et vous fait sienne, alors que la deuxième, l’ ‘‘adoptive’’, c’est vous qui devez la materner, la maîtriser, vous l’approprier » 234.
Toutes ces analyses pertinentes qui valorisent la langue seconde ne permettent-elles pas de s’interroger sur l’attitude encore hostile d’Agota Kristof vis-à-vis du français ? Même s’il s’avère que le français ait phagocyté sa langue maternelle, n’a-t-elle pas obligation morale de reconnaissance pour tout ce qu’elle a pu glaner çà et là, grâce à la langue d’adoption ? En dépit de la douleur de l’exil, l’immigration dans un autre pays, francophone ou pas, ne serait-elle pas une perspective d’ouverture sur la globalisation, sur la richesse culturelle ? Agota Kristof ne devrait-elle pas plutôt s’inscrire dans une dynamique de réconciliation entre le hongrois et le français comme l’ont fait bon nombre d’écrivains ambilingues235 qui manient à cœur joie deux ou plusieurs langues à la fois ?
L’insistance sur le plurilinguisme (à défaut du bi- ou multilinguisme) dénote aujourd’hui l’importance d’apprendre, de comprendre, de parler, d’écrire plusieurs langues et ainsi de multiplier les relations linguistiques potentielles. Les nombreux travaux faisant état de la question plurilingue montrent que le plurilinguisme devient une exigence dans les sociétés actuelles, et pas uniquement un fait des déplacements transfrontaliers. Même si elle semble ne pas accepter sa condition d’entre-deux-langues, la production littéraire d’Agota Kristof s’inscrit bien dans la logique d’une ouverture sur un autre univers linguistique. L’écrivaine suisse d’origine hongroise a fait de la langue française, cet idiome étranger, l’expression même de sa création littéraire. Le début d’une collaboration entre le hongrois et le français semble ouvrir de nouvelles perspectives dans la création littéraire de Kristof. L’auteure adhère d’une certaine façon à la conquête d’un nouveau territoire linguistique et, par ricochet, d’une nouvelle littérature. C’est grâce au français inhospitalier qu’elle a pu se révéler au monde littéraire comme une écrivaine d’expression française. De la Hongrie à la Suisse : c’est bien le passage de l’écriture monolingue à l’écriture translingue.
2 - Agota Kristof : une écrivaine translingue
Analysant la question du bilinguisme236 dans la littérature d’expression française, Rennie Yotova souligne à juste titre que : « L’entre-deux-langues permet de montrer la mémoire de la langue maternelle et la situation d’inconfort permanent dans la langue d’adoption - le français » 237. L’expérience d’Agota Kristof s’inscrit fort bien dans cette problématique de la déperdition de la langue maternelle au profit d’une autre langue. En effet, après avoir immigré en Suisse romande, Kristof se trouve plongée contre son gré dans un univers linguistique autre que le sien. Dans une interview, elle affirme clairement : « En fait, j’ai pas vraiment choisi le français, c’était l’obligation. Si j’étais partie en Suisse alémanique, j’aurais écrit en allemand » 238. Le français, la langue de son territoire d’accueil se présente aussi pour elle comme la « langue de l’exil », c’est-à-dire la langue d’écriture, mieux, la langue dans laquelle elle fait littérature en situation d’exil. L’auteure raconte cette expérience dans l’avant-dernier chapitre de L’Analphabète intitulé « Comment devient-on écrivain ? » 239. Elle y relève les difficultés dues au changement de sa poétique dans une langue seconde.
En arrivant en Suisse, mon espoir de devenir un écrivain était à peu près nul. Je publiais, certes, quelques poèmes dans une revue littéraire hongroise, mais mes chances, mes possibilités d’être publiée s’arrêtaient là. Et quand, après de longues années d’acharnement, j’ai réussi à finir deux pièces de théâtre en langue française, je ne savais pas très bien ce qu’il fallait en faire, où les envoyer, à qui les envoyer240.
L’expression de « longues années d’acharnement » montrent bien tous les efforts que l’auteure a consenti avant de se frayer un chemin dans le champ littéraire suisse et francophone. C’est seulement grâce à un travail de longue haleine que Kristof a pu passer de l’écriture hongroise à l’écriture française. En effet, Kristof après une phase d’écriture de poèmes en hongrois (sa langue maternelle) passe après un long apprentissage à l’écriture en français. Le changement de son écriture en langue seconde se fait progressivement et diversement. L’auteure passe d’abord par l’expérience du genre théâtral : « Ma première pièce jouée, intitulée John et Joe, fut présentée dans un bistrot, au Café du Marché de Neuchâtel […] Le succès de cette pièce, jouée pendant plusieurs mois, m’a apporté à l’époque un très grand bonheur et m’a encouragé à continuer d’écrire » 241. Ces pièces théâtrales sont par la suite jouées ou lues à la radio. C’est le début pour elle d’une nouvelle aventure professionnelle : une collaboration radiophonique. Les lignes suivantes sont une parfaite illustration :
Deux ans plus tard une autre de mes pièces est créée au Théâtre de la Tarentule, à Saint-Aubin, petit village proche de Neuchâtel. Ce sont encore des amateurs qui jouent. Ma « carrière » semble s’arrêter là, et mes dizaines de manuscrits jaunissent lentement sur une étagère. Heureusement, quelqu’un me conseille d’envoyer mes textes à la radio, et c’est le début d’une autre « carrière », celle d’auteur radiophonique. Ici, mes textes sont déjà joués, ou plutôt lus par des acteurs professionnels, et je reçois de véritables droits d’auteur. Entre 1978 et 1983, la Radio Suisse Romande réalise cinq de mes pièces, j’ai même eu une commande à l’occasion de l’année de l’enfance242.
Après le succès de ses pièces théâtrales, Kristof se met à l’écriture romanesque : « Je commence à écrire de courts textes sur mes souvenirs d’enfance. Je suis encore loin de penser que ces courts textes vont devenir un jour un livre. Et pourtant, deux ans plus tard, j’ai sur mon bureau un grand cahier qui contient une histoire cohérente, avec un début et une fin, comme un vrai roman » 243. La production littéraire d’Agota Kristof diversement variée (théâtre, pièces radiophoniques, romans et fragments autobiographiques, nouvelles) consolide et fixe sa position d’écrivaine translingue dans la littérature suisse et francophone. La publication en 1986 de son premier roman à succès intitulé Le Grand Cahier aux Éditions du Seuil244 lui donne de se positionner non seulement dans le champ littéraire suisse mais aussi et surtout dans la littérature francophone. Apparemment, l’auteure semble se réjouir de ses succès réalisés grâce à l’expérience du changement de langue de vie et d’écriture.
Trois ans plus tard, je me promène dans les rues de Berlin avec ma traductrice, Erika Tophoven. Nous nous arrêtons devant les librairies. Dans leurs vitrines, mon deuxième roman. Chez moi, à la maison, sur une étagère, Le Grand Cahier, traduit dans dix-huit langues. À Berlin, le soir, nous avons une soirée de lecture. Des gens y viendront pour me voir, pour m’entendre, pour me poser des questions. Sur mes livres, sur ma vie, sur mon parcours d’écrivain. Voici la réponse à la question : on devient écrivain en écrivant avec patience et obstination, sans jamais perdre la foi dans ce que l’on écrit245
En dépit des nombreux succès réalisés grâce à ses productions littéraires, comment Agota Kristof perçoit-elle réellement l’expérience du changement de sa langue d’écriture ? En fait, que pense-t-elle du translinguisme littéraire ? Se considère-t-elle comme une écrivaine translingue ? Si oui, à quelle typologie translingue appartient-elle ?
Sara De Balsi définissant l’écriture translingue affirme que : « Les écrivains translingues sont des écrivains qui ont pratiqué la littérature, exclusivement ou pas, dans une langue seconde tardivement apprise » 246. De cette définition, la théoricienne observe l’émergence de trois figures : le « passeur », pour qui l’écriture translingue est une forme de traduction ; l’écrivain pour qui l’autotraduction fait partie de son translinguisme ; l’écrivain qui minimise voire exclut l’apport de l’autotraduction à son translinguisme247. En effet, la figure du « passeur » donne de comprendre que le translinguisme est égal à la traduction. Dans ce cas de figure, l’écriture translingue et la traduction finissent par coïncider : un écrivain translingue peut accéder à l’écriture en langue seconde après un long apprentissage dans la traduction. Quant à la figure de « l’écrivain », elle laisse entendre que le translinguisme inclut l’autotraduction. Ici, l’autotraduction apparaît comme un aspect du translinguisme, lequel ne dépend pas d’elle. Car, l’écrivain peut faire son entrée dans la littérature avec des textes écrits directement dans la langue seconde ; l’autotraduction ne déterminant pas forcément son statut d’écrivain. La dernière figure est « l’écrivain qui refuse l’autotraduction ». Celui-ci entend affirmer la valeur intrinsèque de son œuvre indépendamment de la langue dans laquelle elle est écrite. Il minimise l’apport de la traduction en revendiquant pour son œuvre une autonomie radicale.
La réflexion de Sara De Balsi sur la situation des auteurs qui se situent entre deux ou plusieurs langues nous permet de mieux approcher la poétique translingue d’Agota Kristof. Elle situe l’auteure dans l’espace littéraire international en s’interrogeant sur la manière dont elle revendique ou prend ses distances avec son héritage linguistique, littéraire, culturel, et national. De Balsi pense que Kristof fait partie des écrivains qui refusent l’autotraduction. Laissons l’auteure nous dévoiler l’enjeu de sa réflexion dans les lignes suivantes :
Pour de nombreux écrivains francophones translingues, l’autotraduction précède, tel un « rite de passage » (Beaujour, 1989 : 51), l’écriture en langue seconde, dont elle constitue une étape initiale. Cependant, certains d’entre eux minimisent son apport, tout en l’ayant pratiquée : cette réduction de l’importance de l’autotraduction correspond à une affirmation de la valeur intrinsèque de leur œuvre, indépendamment de la langue dans laquelle elle est écrite248.
Agota Kristof semble s’inscrire dans cette logique lorsqu’elle met à mal la mythologie traditionnelle de la langue française, sa langue d’expression littéraire. Pour affiner cette analyse, Sara De Balsi fait une remarque importante sur le portrait de Kristof dans le champ littéraire francophone :
L’autrice n’a donc aucune posture ni de révérence, ni de gratitude vis-à-vis de sa langue d’écriture, et dénie avoir une quelconque responsabilité relevant de la traditionnelle « défense et illustration » […] L’acquisition du français est présentée comme un simple moyen : il donne accès à la lecture de la littérature mondiale et il permet d’écrire en s’adressant à un lectorat accessible dans l’ici et maintenant de l’exil249.
Cette pensée développée par Sara De Balsi peut se lire, nous semble-t-il, comme une synthèse efficace de la poétique translingue d’Agota Kristof. Très finement, Kristof évoque la complexité des sentiments qui l’habitent vis-à-vis de son rapport à la langue française :
Deux ans après, j’obtiens mon Certificat d’Études française avec mention honorable. Je sais lire, je sais de nouveau lire. Je peux lire Victor Hugo, Rousseau, Voltaire, Sartre, Camus, Michaux, Francis Ponge, Sade, tout ce que je veux lire en français, et aussi les auteurs non français, mais traduits, Faulkner, Steinbeck, Hemingway. C’est plein de livres, de livres compréhensibles, enfin, pour moi aussi […] Je sais que je n’écrirai jamais le français comme l’écrivent les écrivains français de naissance, mais je l’écrirai comme je le peux, du mieux que je le peux. Cette langue, je ne l’ai pas choisie. Elle m’a été imposée par le sort, par le hasard, par les circonstances250.
De tout ce qui précède, il semble juste de qualifier Agota Kristof d’écrivaine translingue dans la mesure où elle écrit dans une langue non identifiable à sa langue maternelle. Elle n’est pas française d’origine et le français n’est pas sa langue maternelle. C’est par la force des choses qu’elle adopte cette langue comme langue d’expression littéraire. Sa production littéraire est désormais en français et non plus en hongrois, moins encore dans les deux, simultanément ou alternativement. De ce fait, s’il est légitime de considérer Kristof comme une écrivaine translingue, il est aussi bon de préciser qu’elle est uniquement monolingue et non ambilingue ou bilingue. Car, depuis son immigration en Suisse romande, elle ne pratique que la langue française comme langue d’écriture. Elle peut donc être examinée comme une « fausse bilingue » pour reprendre les mots de Nancy Huston. En effet, pour cette femme de lettres franco-canadienne, d’expression anglaise et française, il est capital de faire la distinction entre « vrais bilingues » et « faux bilingues ». Dans son ouvrage Nord Perdu, l’écrivaine le déclare sans détour :
Il y a bilingues et bilingues. Les vrais et les faux. Les vrais sont ceux qui, pour des raisons géographiques, historiques, politiques, voire biographiques (rejetons de diplomates), apprennent dès l’enfance à maîtriser deux langues à la perfection et passent de l’une à l’autre sans état d’âme particulier. Il arrive, bien sûr, que les deux langues occupent dans leur esprit des places asymétriques : ils éprouvent par exemple un vague ressentiment envers l’une - langue du pouvoir ou de l’ancienne puissance coloniale, langue imposée à l’école ou dans le monde du travail - et de l’attachement pour l’autre, langue familiale, intime, charnelle, souvent dissociée de l’écriture. N’empêche qu’ils se débrouillent, et fameusement. Les faux bilingues (catégorie dont je relève), c’est une autre paire de manches251.
Cette définition pourrait donc justifier le faux bilinguisme d’Agota Kristof. Contrairement aux vrais bilingues, l’auteure n’a pas appris dès l’enfance à maîtriser deux langues à la perfection et passer de l’une à l’autre sans état d’âme particulier. Elle savait mieux parler et écrire seulement le hongrois, sa langue maternelle. Quant à la pratique du français, elle s’est effectuée dans un pays autre que le sien et cela grâce à un apprentissage rude et tardif, basé sur l’imitation, l’attention constante aux sons, aux rythmes, aux images. Tous ces critères identifient à juste titre Agota Kristof de fausse bilingue. Son exemple semble très éclairant pour tous les processus d’écriture en francophonie littéraire et pour indiquer les voies bilingues d’approche et d’analyse de ces littératures, le bilinguisme étant un atout de taille pour ces écritures.
Agota Kristof, sensible à la problématique des langues, ne cesse de s’interroger sur la complexité des rapports entre langue et littérature. Chez Kristof, le passage d’une langue à l’autre, en l’occurrence du hongrois au français, semble s’être accompli avec un traumatisme particulier. Ce transfert linguistique évoque chez elle le souvenir d’une sorte de paradis perdu, de deuil de l’origine et de la perte de sa langue maternelle. Elle a, en effet, la nostalgie de son pays natal (la Hongrie), de son peuple, de sa famille, et surtout de sa langue (le hongrois). Elle souffre énormément de ce déséquilibre culturel. Cette situation est tellement pénible que sa mémoire refuse même de s’en rappeler. Elle s’étonne de ne pas avoir pu garder un grand souvenir de cette étape de sa vie. Dans le chapitre intitulé « La mémoire » de son autobiographie, l’auteure nous renvoie d’ailleurs directement à ce sujet quand elle affirme : « Ce qui est curieux, c’est le peu de souvenir que j’ai gardé de tout cela. C’est comme si tout s’était passé dans un rêve, ou dans une autre vie. Comme si ma mémoire refusait de se rappeler ce moment où j’ai perdu une grande partie de ma vie » 252. Une telle affirmation permet de s’interroger sur la valeur même de la faculté mémorielle en autobiographie. Normalement, la mémoire autobiographique devrait être capable de mettre en lumière les souvenirs des événements personnels de notre vie, surtout les plus marquants. Comment comprendre alors la réaction d’Agota Kristof quand elle dit ne pas se souvenir parfaitement de cet évènement si important de sa vie ? Assistons-nous ici à une défaillance de sa mémoire ? Sa mémoire lui joue-t-elle des tours à tel point qu’elle serait incapable de bien restituer cette étape de son histoire ? Ou bien, est-ce un oubli volontaire de ce fait historique de sa vie tant il a été pénible à vivre ? À bien y regarder, Agota Kristof semble ne pas accepter cette réalité de sa vie ; elle se croirait dans de l’imaginaire. Peut-être préfère-t-elle libérer sa mémoire des détails d’un épisode de vie qui ont été la cause de son déséquilibre linguistique et culturel. L’exil linguistique est un thème très précieux dans la pensée kristofienne. Il y est perçu et développé comme une source de déracinement et de dépaysement. Kristof est convaincue que l’intégration et l’assimilation sont les grandes difficultés qu’expérimente l’étranger en arrivant dans un nouvel espace géographique, culturel et linguistique. L’eldorado helvète n’est, écrit-elle, « qu’un désert pour nous, les réfugiés, un désert qu’il nous faut traverser pour arriver à ce qu’on appelle l’intégration, l’assimilation » 253. En restant fidèle à sa pensée, il est possible de considérer que l’auteure éprouve toujours une angoisse particulière, un choc émotionnel vis-à-vis de son exil linguistique. Rappelons-le, le passage du hongrois au français, comme langue d’écriture littéraire chez Kristof n’est pas un choix volontaire ; mais il est dû à son phénomène de migration transnationale et transculturelle vers la Suisse, un pays industrialisé.
Agota Kristof est sensible à la problématique des langues dans la mesure où la langue d’adoption (le français) est en train d’annihiler sa langue maternelle (le hongrois). En dépit de tout, son rapport aux langues étrangères est basé sur la rivalité, sur l’adversité. Les trois langues étrangères qu’elle a côtoyées sont toutes taxées d’ennemies. Les « langues ennemies » (l’allemand et le russe) apparaissent liées aux guerres et aux différentes formes d’oppression et de domination politique subies par la Hongrie dans l’Histoire : primo, statut subalterne par rapport à l’Autriche, secundo, domination par l’Allemagne et in fine la Russie. Quant au français, bien qu’il soit sa langue d’acquisition et d’écriture, il continue, lui aussi, d’être considéré par Kristof comme une « langue ennemie ». L’auteure s’installe dans une situation d’inconfort permanent dans la langue d’adoption. Elle est rétive à l’apprentissage tardif du français parce qu’elle le qualifie de « langue inconnue », qu’il est difficile à apprendre à cause de son orthographe déconnectée de la phonétique, et surtout que son adoption entraîne en elle la mort du hongrois, sa langue maternelle. Pour elle, le hongrois est la langue de la patrie, du cœur, du grand amour vécu avec ses proches, de l’enfance, des sentiments et des premières poésies. Toute sa production littéraire est marquée par le mal du pays, surtout la perte de la langue natale, nulle révérence à la beauté de la langue seconde. Pour Rennie Yotova, Agota Kristof restera « une exilée existentielle, profondément nihiliste » 254. Kristof semble nous interpeller sur la réalité des crises identitaires liées au changement de langue. Dans L’Analphabète, l’auteure nous montre que ni la frontière territoriale ni la langue étrangère ne sont infranchissables, à condition de le vouloir. Avec une liberté d’expression qui lui est propre, elle relève les difficultés liées à l’écriture translingue, au passage de la langue maternelle à la langue adoptive. Elle a toujours considéré le français comme « une langue ennemie », non seulement parce qu’elle n’arrivait pas à le parler sans fautes ni l’écrire sans l’aide de dictionnaires, mais aussi parce qu’il avait tué sa langue maternelle, si phonétique : le hongrois. Quelques décennies après son immigration en Suisse, elle affirme pourtant encore entretenir un rapport conflictuel avec la langue seconde. Elle semble vivre le changement de la langue comme une perte qui aboutit plus tard à un sentiment de deuil : le deuil de sa mère. Abandonner sa langue maternelle, c’est en quelque sorte tuer sa propre mère. Car, c’est la mère qui rappelle le caractère indélébile de la langue comme empreinte et marquage généalogique, symbolique, culturel, affectif. Vu sous cet angle, le ventre maternel pourrait être considéré comme le lieu de la première communication entre une mère et son enfant. Agota Kristof regrette donc cette séparation linguistique. En passant du hongrois au français, elle se rend bien compte qu’elle a coupé le cordon avec sa mère. Sa souffrance s’intensifie d’autant plus qu’elle réalise le grand fossé qui sépare la langue de sa mère à celle de l’adoption.
Dans le chapitre éponyme de son autobiographie, l’auteure évoque la différence entre le hongrois et le français. Même si, cinq ans après son arrivée en Suisse, elle parle le français, il semble toutefois qu’elle soit incapable de le lire. « Je connais les mots. Quand je les lis, je ne les reconnais pas. Les lettres ne correspondent à rien. Le hongrois est une langue phonétique, le français, c’est tout le contraire » 255. Si Agota Kristof connaît bien le hongrois, la première langue, « la maternelle », acquise dès son enfance ; ce n’est pas le cas du français, la langue seconde, « l’adoptive ». Elle doit lutter pour l’apprendre, la maîtriser, se l’approprier. Or, elle bute sur cette langue qu’elle qualifie de difficile parce que contraire à sa langue maternelle. Pour comprendre la position de l’auteure, il semble important de faire une analyse comparative du hongrois et du français. Nous n’envisageons pas ici une étude exhaustive de la grammaire hongroise et française. Nous nous intéresserons plutôt à certains points distinctifs des deux langues.
Au chapitre 2 de son ouvrage intitulé Le hongrois dans la typologie des langues256, Anna Sörés caractérise le hongrois comme une langue agglutinante, la distinguant ainsi des langues flexionnelles et isolantes. Nous ressentons ici le besoin d’examiner la question de la typologie des langues. Recourons donc à une entrée du Dictionnaire de didactique des langues pour comprendre qu’il y a bien une opposition à faire entre les langues : « Dans la typologie des langues fondées sur les caractéristiques générales du mot, les langues “isolantes” ou “analytiques” s’opposent aux langues “agglutinantes” et aux langues “flexionnelles” ou “synthétiques” » 257. Cette introduction sur la typologie des langues distingue trois groupes de langues : - La première typologie : les langues dites isolantes
Les langues « isolantes » ou « analytiques » sont caractérisées par la réduction du mot à un radical, donc à une forme invariable et indécomposable. C’est le « degré moyen d’isolation » qui permet de classer une langue, et ce degré moyen d’isolation est égal au rapport entre le nombre de morphèmes et le nombre de mots que cette langue comporte. Plus le degré moyen d’isolation est faible, plus la langue est isolante. Le vietnamien, par exemple, est une langue isolante258.
- La deuxième typologie : les langues dites agglutinantes
Les langues « agglutinantes » sont caractérisées par la juxtaposition des marques au radical (sous forme d’affixes distincts), pour l’expression des rapports grammaticaux. Contrairement aux mots des langues isolantes, les mots des langues agglutinantes sont donc décomposables en éléments distincts. Le basque, par exemple, est une langue agglutinante259.
- La troisième typologie : les langues dites flexionnelles
Les langues « flexionnelles » ou « synthétiques » ou « fusionnantes » sont caractérisées par la modification ou flexion du radical, pour l’expression des rapports grammaticaux. Autrement dit, les éléments grammaticaux affectent la forme de la partie variable du mot et sont amalgamés entre eux de telle sorte qu’on ne peut plus les distinguer au plan formel : le même signifiant renvoyant à plusieurs signifiés différents260.
Cette typologie morphologique des langues distinguant agglutinante, flexionnelle et isolante est une typologie dont les contours sont souvent confus et difficiles à maîtriser. Il faut donc les considérer comme des axes primaires vers lesquels tend la morphologie d’une langue donnée. À la lumière de cette classification des langues, Anne Sörés conclut que le hongrois est une langue agglutinante et le français, une langue flexionnelle261. Il y a donc une distinction à faire entre ces deux langues. Étudier les traits distinctifs du hongrois et du français, c’est faire de la linguistique contrastive. Les travaux de la linguiste hongroise Anna Sörés permettent de mieux approcher la question de la typologie des langues. Dans son analyse sur « Typologie et linguistique contrastive », l’écrivaine fait d’abord une distinction entre la typologie linguistique et la linguistique contrastive :
La typologie linguistique se propose d’étudier les langues du monde dans leur ensemble, afin de mettre en évidence les propriétés du langage humain, à savoir les traits universels et les ressemblances qui peuvent être regroupés en types. La première différence fondamentale entre typologie et linguistique contrastive est que la typologie s’intéresse, par le biais d’échantillons représentatifs, à toutes les langues du monde, alors que la linguistique contrastive confronte deux langues ou quelques-unes selon le choix du linguiste262.
Cette réflexion délimite bien notre champ d’investigation. Il s’agira pour nous de comparer le hongrois et le français sur la base de la fonction de leurs traits linguistiques. Regarder de près quelques classes grammaticales des deux langues pour mieux comprendre l’usage des sons, les types de phonologie et de morphologie et l’ordre dans lequel les mots sont organisés dans les phrases. En confrontant le hongrois et le français, nous faisons bel et bien de la linguistique contrastive. Après la différence typologique, considérons une autre différence entre le hongrois et le français : la situation géographique et la famille de la langue. Le hongrois, faisant partie de la famille des Ouraliennes, finno-ougrienne, est une langue parlée en Europe centrale ; le français, quant à lui, parlé en Europe de l’Ouest, appartient à la famille Indo-européenne, romane263.
Cette brève présentation montre qu’il y a bien une distinction à faire entre le hongrois et le français. Rappelons que notre analyse sera non exhaustive : il ne s’agit pas pour nous d’évoquer toutes les catégories lexicales des grammaires hongroise et française pour en déceler leur différence. Notre analyse se limitera à quelques notions grammaticales qui permettent de s’en faire une idée générale. Traditionnellement, on distingue neuf classes de mots : nom, adjectif, pronom, déterminant, verbe, adverbe, préposition, conjonction, interjection. Les grammaires française et hongroise respectent cette classification de mots. Mais, quelques précisions s’imposent. Toute notre démarche s’appuie sur l’ouvrage intitulé Le Hongrois dans la typologie des langues d’Anna Sörés264 :
En hongrois, on mentionne une atténuation de la distinction nom / verbe (un même mot peut désigner à la fois un nom et un verbe). Ex. fagy : (Nom) « le gel » / (Verbe) « il gèle » ; zár : (Nom) « serrure, fermeture » / (Verbe) « il ferme » 265. Généralement, en français, la distinction nom / verbe est claire et prononcée. La graphie du nom est différente de celle du verbe. Ex. un clou (N) / je cloue (V) ; un envoi (N) / nous envoyons (V).
Les préverbes hongrois se vérifient par le caractère autonome d’un morphème qui tient lieu d’énoncé (de réponse, par exemple), de manière isolée. Par exemple : Bezártad az ajtót ? — Be. « As-tu fermé la porte ? — Oui » : à une question il est possible de donner une réponse positive en n’employant que le préverbe. Les préverbes du hongrois ne peuvent pas être considérés comme des préfixes, puisqu’ils ne forment pas une unité inséparable avec le verbe (Bezártad). Ils peuvent également être déplacés, notamment postposés au verbe lorsqu’il est précédé d’un constituant focalisé266. La grammaire française ne tolérera pas une telle application. À une question, il est souhaitable de donner une réponse claire et précise : « As-tu fermé la porte ? — Oui, je l’ai fermée ». Les préverbes en français sont généralement des préfixes apposés à une forme verbale. Ils forment une unité séparable avec le verbe (se laver / s’en remettre).
Dans la grammaire hongroise, l’expression de la possession ne se fait pas à l’aide de déterminants, comme par exemple dans les langues indo-européennes modernes, mais par des indices personnels : házam (maison)267. En français, la possession exige différents procédés de déterminants « ma maison » / « notre maison » / « leur.s maison.s » .
La classe des déterminants : en français, il existe plusieurs sortes de déterminants (défini, indéfini, démonstratif, possessif, interrogatif, exclamatif, partitif, numéral, quantitatif, relatif) ; par contre, en hongrois, ils sont restreints (défini, indéfini, numéral, indéfinis quantifieurs, comme néhany « quelques » ; qualifieurs, comme bizonyos « certain.s »). En hongrois, la forme des démonstratifs est identique à celle des pronoms démonstratifs (ez « celle-ci » ; ez á haz « cette maison » 268. Ce n’est pas le cas en français qui fait une nette distinction entre un adjectif démonstratif et un pronom démonstratif (ce / celui ; cette / celle).
Dans le groupe nominal (GN) hongrois, l’article défini, invariable, et l’adjectif qualificatif ne s’accordent pas. Ex. a kis ház (a : Art. Défini / kis : petit / ház : maison) « la petite maison » / a kis házak (a : Art. Défini / kis : petit / házak : maisons) « les petites maisons » 269. On constate dans ces deux phrases hongroises que le mot kis désigne à la fois le singulier et le pluriel. Alors qu’en français, le groupe nominal et l’adjectif qualificatif s’accordent en genre et en nombre. Ex. une belle fleur / des belles fleurs.
Le sujet et le verbe : le hongrois parle de marquage de la personne sur le verbe. Le verbe hongrois est pourvu d’un affixe (morphème susceptible d’être incorporé à un mot avant, dans ou après le radical pour en modifier le sens ou la fonction. Les préfixes, les infixes et les suffixes sont les composantes d’un affixe270 qui représente la personne, le nombre et la définitude, de manière cumulative, à l’exception de la troisième personne du singulier au présent. Les verbes hongrois ne se divisent pas en classes de conjugaison mais les verbes intransitifs se subdivisent en verbes en -ik et verbes sans -ik271. Généralement en français, le sujet est bien distinct du verbe (« Elle lit » / S + V) sauf quelques exceptions où le verbe peut désigner aussi le genre et le nombre du sujet (« lis » / verbe lire conjugué à la deuxième personne du singulier de l’impératif présent).
Quelles conclusions peut-on tirer de ces observations sur les analyses comparatives du hongrois et du français ? La comparaison de ces quelques notions grammaticales permet-elle de comprendre le discours kristofien sur l’opposition qu’elle émet entre le hongrois et le français ?
L’analyse de la typologie des deux langues admet ces conclusions distinctives. Le français est une langue flexionnelle qui utilisent un très grand nombre d’affixes tandis que le hongrois est une langue agglutinante à harmonie vocalique qui utilise beaucoup de suffixes là où, en français, on utiliserait des mots séparés (Ex. « dans ma ville » se dit a városomban : a est l’article défini, város veut dire ville, -om indique la possession de la première personne du singulier et -ban veut dire « dans »). L’harmonie vocalique fonctionne grâce à la plupart des suffixes (deux ou trois formes) qui dépendent des voyelles contenues dans le mot. On peut avoir des voyelles dites sombres et des voyelles dites claires. Ce phénomène peut donner lieu à des mots avec beaucoup de -e ou de -a ( -e est particulièrement fréquent et on peut même écrire des phrases entières sans utiliser une autre voyelle). Dans la grammaire hongroise, il y a omission du sujet (le verbe représente la personne, le nombre), liberté dans l’ordre des mots, les verbes ne se subdivisent pas en classes de conjugaison. Le hongrois n’a pas de genre, ni de distinction entre « il » et « elle ». Les conjugaisons et les déclinaisons sont globalement assez régulières, malgré quelques imprévisibilités. Dans la grammaire française, c’est tout à fait le contraire. L’emploi du genre est indispensable avec distinction des pronoms personnels ; il y a également distinction entre sujet et verbe, pas de liberté dans l’ordre des mots, les verbes se subdivisent en plusieurs classe de conjugaison (temps et mode). Remarquons pour finir que la grammaire hongroise, à bien des égards, est très différente de celle du français. L’ordre des mots (plus libre qu’en français) est souvent inversé et le hongrois n’a pas de prépositions, mais des postpositions, qui se mettent après le mot concerné. Les verbes peuvent être modifiés par des préverbes qui en changent le sens. La possession est un domaine où le hongrois diffère radicalement du français. Elle ne s’exprime pas avec des pronoms (« mon », « ton », « son », etc.), mais avec des suffixes, comme souligné plus haut. Le hongrois n’a pas de génitif, mais c’est l’objet qui est marqué : « le jardin de la maison » se dit a ház kertje, littéralement « la maison son jardin ». Le hongrois n’a pas de verbe « avoir » : pour dire « j’ai un chat », on dit « il y a mon chat » (van macskám). Une chose intéressante à savoir : un seul mot en français peut correspondre à une phrase entière en hongrois. Tout cela justifie fort bien que le hongrois est une langue très différente du français. Est-ce la raison pour laquelle Agota Kristof soutient-elle que : « Le hongrois est une langue phonétique, le français, c’est tout le contraire » 272.
En dépit de tout cela, Agota Kristof doit se rendre à l’évidence que l’apprentissage du français a joué un rôle déterminant dans sa vie : une sorte de seconde vie après l’expérience de l’exil. Même s’il a été contraignant et tardif, cet apprentissage a été décisif non seulement pour son intégration en Suisse, mais aussi et surtout, pour sa prise de parole littéraire. Car, c’est dans ce français inhospitalier qu’elle a pu réaliser son rêve d’écrivaine. La mondialisation de la langue exige bien une ouverture sur les autres univers linguistiques. Car, « Écrire en langue étrangère, c’est donc, aujourd’hui, provoquer, sciemment ou non, des interférences de langues et de cultures » 273. Dès lors, il semble légitime de nous interroger de manière suivante : La pratique littéraire en langue étrangère, sciemment ou non, ne peut-elle pas constituer une source de richesses multiples ? La diversité linguistique n’apparaît-elle pas comme un passeport vers d’autres cultures ? Le choix d’écrire dans une langue autre que maternelle, entraîne-t-il nécessairement un métissage linguistique du texte ? Cette problématique semble être une ouverture sur la dernière partie du présent mémoire. Nous essaierons de réfléchir de façon générale sur le style d’écriture d’Agota Kristof, et plus particulièrement, sur celui adopté dans L’Analphabète.
Partie 3 - L’Analphabète : un style d’écriture
Chapitre I - Une exploration stylistique
Ce chapitre, où nous abordons avec intérêt la question littéraire du style d’écriture, nous conduit, dans un premier temps, à une analyse générale du style de l’autobiographie et, dans un second temps, à l’interprétation d’un style d’écriture particulier : celui d’Agota Kristof, auteure étudiée dans le présent mémoire. Après une réflexion sur le caractère propre et les conditions générales de l’écriture autobiographique, nous nous pencherons sur la poétique kristofienne afin d’en déceler les différentes composantes et modalités.
1 - Le style de l’autobiographie
L’analyse du style de l’autobiographie exige d’abord un rappel des différentes catégories fondamentales du genre fixées en 1975 par le spécialiste français Philippe Lejeune dans son ouvrage clé Le Pacte autobiographique. Mais, il semble important de noter que les travaux de Lejeune ont sans doute été influencés par ceux du critique littéraire suisse Jean Starobinski qui, réfléchissant déjà en 1970 sur l’autobiographie, la définissait comme « la biographie d’une personne faite par elle-même »274. L’intérêt du choix porté sur Starobinski permettra de mieux comprendre son analyse sur le style de l’autobiographie. Ainsi, dans ses réflexions, le critique littéraire y décèle certaines contraintes spécifiques liées au genre autobiographique. Pour lui, en effet, la tâche autobiographique doit obéir essentiellement à des critères. Tout d’abord, le « narrateur » doit être identique au « héros » de la narration. Ensuite, il devrait s’agir d’une « narration » et non d’une « description » avec intrusion de la durée et du mouvement. Enfin, il faut que cette narration retrace le parcours d’une vie dans « une suite temporelle suffisante »275. En dehors de ces conditions générales, il n’est pas question de parler d’autobiographie. Aussi précisera-t-il par la suite qu’à partir de ce critère de base, il peut émerger toutes sortes et formes de récit autobiographique. S’il est vrai que le genre autobiographique exige un certain nombre de conditions indispensables à son fonctionnement, ce n’est pas forcément le cas pour ce qui relève de son style d’écriture. Après avoir respecté les basiques, l’autobiographe semble donc libre d’orienter son écriture comme il l’entend. De ce fait, le style de l’autobiographie serait le résultat d’une interprétation personnelle des conditions génériques du genre, comme le souligne Starobinski :
Ces conditions une fois posées, l’autobiographe apparaît libre de limiter son récit à une page, ou de l’étendre sur plusieurs volumes ; il est libre de « contaminer » le récit de sa vie par celui d’évènements dont il a été le témoin distant : l’autobiographe se doublera alors d’un mémorialiste ; il est libre aussi de dater avec précision les divers moments de sa rédaction, et de faire retour sur lui-même à l’heure où il écrit : le journal intime vient alors contaminer l’autobiographie, et l’autobiographe deviendra par instants un « diariste ». On le voit, les conditions de l’autobiographie ne fournissent qu’un cadre assez large, à l’intérieur duquel pourront s’exercer et se manifester une grande variété de styles particuliers. Il faut donc éviter de parler d’un style ou même d’une forme liés à l’autobiographie, car il n’y a pas, en ce cas, de style ou de forme obligés276.
Pour Starobinski, le style de l’autobiographie « ne s’affirmera que sous la dépendance des conditions » évoquées ci-dessus. Il conclut donc que le style de l’autobiographie « pourra se définir comme la façon propre dont chaque autobiographe satisfait aux conditions générales - conditions d’ordre éthique et ‘‘relationnel’’, lesquelles ne requièrent que la narration véridique d’une vie, en laissant à l’écrivain le soin d’en régler la modalité particulière, le ton, le rythme, l’étendue, etc. »277. À l’instar de l’écriture d’autres genres littéraires, nous pouvons affirmer ici la valeur particulière de la marque individuelle du style dans une autobiographie. Ainsi, même s’ils respectent toutes les conditions de base du genre, le style d’un autobiographe peut différer d’un autre. Avec Les Confessions, Rousseau se présente comme le précurseur de l’autobiographie parce qu’ayant posé le premier les problèmes du style et de la méthode de ce genre littéraire en faisant comprendre la valeur de l’enfance pour la formation du moi278.
Toutefois soulignons que les autobiographes à venir se référeront certes à Rousseau mais pour se démarquer de lui ou pour le dépasser. Mieux, le style de Rousseau n’est pas forcément celui de Chateaubriand, de même que celui de Chateaubriand se démarque du style de Stendhal. L’élocution des modalités du ton, du rythme et de l’étendue dans une autobiographie marque donc indéniablement la valeur de l’appréciation personnelle de l’écrivain.
Aussi, le critique littéraire poursuit-il son argumentation en soulignant que le style de l’autobiographie « est lié au présent de l’acte d’écrire : il résulte de la marge de liberté offerte par la langue et par la convention littéraire, et de l’emploi qu’en fait le scripteur. La valeur autoréférentielle du style renvoie donc au moment de l’écriture, au ‘‘moi’’ actuel »279. Le contexte spécifique de cette réflexion centrée sur la relation entre le scripteur280 et la narration de son histoire vient justifier encore une fois le caractère personnel et libre du style autobiographique. Pour conclure, Starobinski fait remarquer que : « Le style est ici l’indice de la relation entre le scripteur et son propre passé, en même temps qu’il révèle le projet, orienté vers le futur, d’une manière spécifique de se révéler à autrui »281. Partant de cette analyse, le théoricien attire donc notre attention sur le danger que l’on se fait de la nature et des fonctions du style de l’autobiographie, surtout la suspicion sur les qualités du style d’écriture. Pour lui, en effet, le style de l’autobiographie ne pourrait se résumer qu’aux critères d’esthétique et de véracité dans l’écriture. Ce qui est capital, c’est qu’il s’agisse de la forme ou du fond de l’écriture autobiographique ; c’est l’approche libre et personnelle de l’autobiographe d’où la pertinence de son insistance sur le caractère singulier du style autobiographique : « Non seulement l’autobiographe peut mentir, mais la ‘‘forme autobiographique’’ peut revêtir l’invention romanesque la plus libre […] La qualité originale du style, en accentuant l’importance du présent de l’acte d’écrire, semble favoriser l’arbitraire de la narration plutôt que de la fidélité de la réminiscence »282.
Nous percevons dans les propos de Starobinski que la fidélité de la réminiscence est reléguée au second plan dans le style autobiographique. Même si ce critique littéraire semble ne pas rechercher forcément la vérité des faits dans la narration autobiographique, il s’avère fondamental pour nous d’examiner la question. En fait, la quête de la vérité peut être aussi déterminante pour le style d’écriture de l’autobiographie. À défaut de reprendre l’analyse de la problématique de l’authenticité, de la vérité, puisqu’elle a été largement analysée dans la première partie du présent mémoire, nous proposons juste une évocation afin de montrer son importance pour le style d’écriture. Analysant la notion de la vérité dans les écrits autobiographiques, Michel Braud souligne qu’elle peut être envisagée de trois manières différentes, qui constituent autant d’objets de débat. Il développe son idée de la façon suivante :
La vérité est d’abord le caractère du discours autobiographique en tant que celui-ci réfère (ou prétend référer) au réel : l’autobiographie, le journal intime ou la correspondance sont des écrits donnés comme vrais par leur auteur et perçus normalement comme tels par le lecteur […] La vérité est directement liée à la connaissance que possède l’auteur de sa vie et du monde dans lequel il vit ou a vécu, connaissance qui peut, pour certains éléments factuels, faire l’objet d’une vérification […] La vérité doit deuxièmement être envisagée comme le fondement de l’authenticité, c’est-à-dire comme le propre de la relation de soi à soi que l’autobiographe ou le diariste manifeste dans ses écrits […] La vérité de l’individu, enfin, dans le prolongement de ce deuxième sens, peut être entendue comme sa propriété intrinsèque, profonde, ultime, ce qui le caractérise de la façon la plus intime, consciemment ou non283.
Cette triple analyse souligne fort bien l’importance de la quête de la vérité, de l’authenticité dans les écrits autobiographiques. Cela nous conduit à considérer que la fidélité de la réminiscence, la vérité dans la restitution des faits passés est aussi un facteur déterminant pour le style autobiographique. « La quête de soi dans l’autobiographie ou le journal est celle d’une vérité sans contours qui n’en finit pas de se dévoiler »284, conclut Michel Braud.
Considérons un autre élément lié au style de l’autobiographie : les questions de temporalité et d’identité. Starobinski se réfère aux travaux de Benveniste sur l’énonciation historique et le discours pour penser la diversité d’éventuels indices temporels dans le style autobiographique. Il souligne ceci :
Dans l’étude qu’il consacre aux « Relations de temps dans le verbe français », Émile Benveniste distingue l’énonciation historique, « récit des évènements passés », et le discours, « énonciation supposant un locuteur et un auditeur, et chez le premier l’intention d’influencer l’autre en quelques manières ». Tandis que le récit des faits révolus, dans l’énonciation historique, recourt au passé simple comme à sa « forme typique » (que Benveniste désigne sous le nom d’aoriste), le discours, en français contemporain, évite ce temps et fait usage du passé composé285.
Sous ce point de vue, nous comprenons aisément que l’écriture autobiographique a recours aux indices temporels du passé tels que le passé simple (l’aoriste) et le passé composé. Notons toutefois que cette écriture peut également faire appel au temps présent. C’est exactement la position développée par Michel Braud lorsqu’il écrit :
Dans l’autobiographie rétrospective, les temps se distribuent eux-mêmes en deux sous-systèmes. Le récit proprement dit (de l’enfance par exemple) est au passé simple et aux temps associés qu’on appelle traditionnellement « temps du récit », et qui marquent, du point de vue énonciatif, le plan non embrayé déconnecté de la situation d’énonciation […] L’analyse, le commentaire, les jugements de l’autobiographe sur les éléments de ce récit sont, eux, au présent de l’énonciation et aux temps associés (temps du discours), accompagnés des autres éléments nécessaires au plan embrayé286.
Le spécialiste poursuit sa réflexion en précisant ceci :
Les deux plans énonciatifs correspondent à deux moments distincts de l’identité de l’autobiographe, et le pronom « je » assure la continuité entre les deux : dans le récit du passé, « je » désigne le personnage principal ; dans le commentaire au présent, « je » réfère au narrateur. Le récit au passé simple se trouve subordonné, du point de vue énonciatif, au commentaire au présent : il est soumis à la perspective interprétative du narrateur, au moment où il écrit ; il est montré comme un ensemble d’évènements désormais détachés du narrateur que celui-ci reconnaît comme constitutifs de son histoire287.
Toutes ces réflexions éclairent davantage notre lanterne sur l’organisation des temps verbaux dans les écrits autobiographiques. Visiblement, ces écrits combinent toujours les temps du passé et les temps du présent pour raconter l’histoire d’une vie personnelle. Ils s’attellent à restituer dans le présent les épisodes passés de la vie de l’autobiographe depuis la naissance jusqu’à l’entrée dans la vie adulte en passant, bien sûr, par l’enfance et par l’étape de la formation. Michel Braud dira que cette rétrospection est essentiellement racontée après coup. Il parle ici de « narration ultérieure » en ce sens que « l’autobiographe saisit le mouvement de l’existence écoulée depuis une position qui en offre une vision synthétique et lui permet de l’interpréter et de la juger en relation à sa situation présente »288. Le spécialiste précisera que, même si, parfois, il peut surgir des discordances dans l’ordre des évènements, la narration ultérieure doit s’évertuer à rechercher l’obéissance de l’ordre chronologique, et cela, par souci de fidélité et de cohérence aux faits passés289. Le style de l’autobiographie peut donc s’identifier comme « un retour personnel au passé » ; car, « écrire sa vie, c’est écrire le temps qu’on a vécu ou que l’on vit, le temps que l’on a en propre » pour reprendre les mots de Braud290. La référentialité au temps est comme une boussole qui guide l’autobiographe dans la narration de son passé. C’est sans doute dans cette perspective que s’inscrit encore Braud lorsqu’il écrit :
Dans l’autobiographie rétrospective, le recul temporel confère au narrateur une position de maîtrise sur son passé. Les moments de l’enfance ou la jeunesse sont interprétés en relation avec son existence postérieure, et réciproquement les caractères de l’adulte qu’il est devenu ne prennent sens qu’en relation avec les temps les plus anciens de son histoire […] Le narrateur se reconnaît pleinement lui-même dans l’évocation de son passé - plus même encore : le passé s’impose à lui-même comme présent, par-delà les années, dans la manifestation corporelle291.
Comme on le voit, le temps apparaît indéniablement comme un indice indispensable dans le style d’écriture autobiographique. Il convient aussi de souligner le lien fort qui existe entre l’indice temporel et l’indice personnel, puisqu’il s’agit dans l’autobiographie d’une référentialité personnelle du passé. Parlant d’indice personnel, le critique littéraire suisse Starobinski fait bien allusion au pronom traditionnel de l’autobiographie, le « je ». Même si, parfois, la constance pronominale de « la première personne » peut paraître ambiguë, il demeure toujours le permanent responsable de l’autobiographie. Ceci consolide d’ailleurs sa position sur l’importance de la touche personnelle, de l’expérience individualisante et des couleurs particulières (esthétique, véracité, ton, rythme, volume) dans le style autobiographique. Il faut donc retenir qu’il n’y a pas de style autobiographique absolu et figé mais plutôt une diversité de style parce que relevant d’une entreprise personnelle. C’est bien ce que précise Starobinski lorsqu’il écrit : « Le style, au dire même de Rousseau, prend dès lors une importance qui ne se limite plus à la seule mise en œuvre du langage, à la seule recherche technique des effets : il devient emphatiquement ‘‘auto-référentiel’’, il prétend renvoyer immanquablement à la vérité ‘‘intérieure’’ de l’auteur »292.
Toutes ces généralités sur le style de l’autobiographie, marquées essentiellement par la vérité d’une auto-référentialité au passé des épisodes d’une vie, nous invitent maintenant à examiner le style particulier de l’autobiographie d’Agota Kristof. Mais, avant d’amorcer la réflexion, il nous semble important d’étudier d’abord, de façon générale, le style d’écriture de l’écrivaine hongroise d’expression française. Son style autobiographique sera examiné plus tard, plus précisément dans le dernier chapitre du mémoire. Nous nous pencherons spécifiquement dans cette partie sur le style de L’Analphabète. Pour l’heure, analysons le style de l’écriture kristofienne.
2 - Le style d’Agota Kristof : une poétique kristofienne
Rappelons-le, Agota Kristof est une écrivaine suisse d’expression française d’origine hongroise. Écrivaine translingue, Kristof a opté, malgré elle, pour la langue seconde, le français. Le changement de langue peut-il être corrélé au changement de style d’écriture ? Un examen minutieux de sa littérature translingue nous aidera à mieux cerner son style d’écriture. Auteure de plusieurs ouvrages, Kristof s’est essayée à presque tous les genres littéraires, faisant d’elle une écrivaine à part entière. Au chapitre III de son ouvrage intitulé Agota Kristof. Écrivaine translingue, Sara De Balsi propose une réflexion sur la poétique kristofienne. La chercheure italienne, experte en littérature francophone translingue, fait remarquer ce qui suit :
Auteure polygraphe, Agota Kristof a expérimenté plusieurs genres littéraires au cours de sa trajectoire : la poésie, le poème en prose, le théâtre, le roman. Si chaque incursion dans un nouveau genre implique l’abandon définitif du précédent, la continuité thématique et stylistique de son œuvre est manifeste. De quelle manière la réflexion sur la langue accompagne-t-elle le passage d’un genre à l’autre et les transformations du style de l’auteure ? Y a-t-il un ou plusieurs styles d’Agota Kristof, et quelle est leur relation aux genres littéraires investis ?293.
À partir de cette réflexion, Sara De Balsi s’interroge au sujet des notions de langue, de genre et de style dans la littérature kristofienne. Elle essaie de comprendre comment le déplacement vers un espace langagier et culturel étranger a permis à Agota Kristof, par le biais des changements de genres littéraires, de se construire un style d’écriture dans la littérature francophone. Analysant la poétique kristofienne, De Balsi propose de se pencher sur le rapport entre changement de genre, de langue et de style. D’après cette critique, la littérature kristofienne s’est enrichie et consolidée grâce aux changements importants de genres littéraires. L’écrivaine hongroise a d’abord commencé par produire des poèmes en hongrois (sa langue maternelle), avant de se consacrer à l’écriture en français de deux nouveaux genres littéraires, notamment, les pièces de théâtre « sous les deux formes de pièce traditionnelle et de pièce radiophonique » et le roman, qui la conduira au succès294. Essayons d’appréhender les effets du passage d’un genre à l’autre et d’une langue à l’autre sur la poétique translingue d’Agota Kristof.
Notons pour commencer qu’à l’âge de quatorze ans, Agota Kristof, alors pensionnaire dans un internat, s’est initiée à l’écriture poétique en hongrois. Nous lisons cela au chapitre 3 de L’Analphabète. En effet, dans ce chapitre intitulé « Poèmes », Kristof avoue que l’ennui vécu pendant les longues heures de silence forcé, imposé pendant les heures d’étude à l’internat, a été le facteur déclencheur de l’écriture de ses premiers poèmes à tonalité lyrique.
Alors, pendant ces heures de silence forcé, je commence à rédiger une sorte de journal, j’invente même une écriture secrète pour que personne ne puisse le lire. J’y note mes malheurs, mon chagrin, ma tristesse, tout ce qui me fait pleurer en silence le soir dans mon lit […] Pendant que je m’endors en larmes, des phrases naissent dans la nuit. Elles tournent autour de moi, chuchotent, prennent un rythme, des rimes, elles chantent, elles deviennent poèmes :
« Hier, tout était plus beau,
La musique dans les arbres
Le vent dans mes cheveux
Et dans tes mains tendues
Le soleil. »295.
Après l’écriture des premiers poèmes, Kristof s’essaie au genre théâtral à travers l’écriture de saynètes : « Pour gagner un peu d’argent, j’organise un spectacle à l’école, pendant la récréation de vingt minutes. J’écris des sketchs qu’avec deux ou trois amies nous apprenons très vite, parfois même nous en improvisons d’autres »296. Apprentie écrivaine, Kristof rédigeait ses premiers textes dans sa langue maternelle. Confirmée écrivaine, elle a continué de produire des poèmes en hongrois avant de passer à l’écriture en français des pièces de théâtre. Laissons l’auteure, elle-même, nous le préciser :
En arrivant en Suisse, mon espoir de devenir écrivain était à peu près nul. Je publiais, certes, quelques poèmes dans une revue littéraire hongroise, mais mes chances, mes possibilités d’être publiée s’arrêtaient là. Et quand, après de longues années d’acharnement, j’ai réussi à finir deux pièces de théâtre en langue française, je ne savais pas très bien ce qu’il fallait en faire, où les envoyer, à qui les envoyer297.
Référons-nous, une fois de plus, à Sara De Balsi pour comprendre comment s’est effectué le passage de la poésie au théâtre dans la poétique kristofienne :
Au début des années 1970, Kristof écrit désormais uniquement en français et uniquement en prose. C’est aux alentours de 1970 que s’accomplit le passage à une nouvelle forme, après la poésie et le poème en prose : le théâtre […] John et Joe et Un rat qui passe sont les deux premières pièces mises en scène, en 1975, au café du Marché de Neuchâtel et en 1977, au théâtre de la Tarentule à Saint-Aubin (près de Neuchâtel) ; ces deux pièces sont parmi les plus réussies de Kristof et aussi celles qui connaîtront le plus grand succès par la suite298.
Pour Sara De Balsi, le choix du théâtre est inséparable du translinguisme récent de l’écrivaine hongroise désormais d’expression française. Kristof ne manque pas de le souligner. L’auteure insiste sans exception, dans les entretiens, sur la facilité de l’écriture dramaturgique dans la langue seconde.
J’ai commencé par écrire des pièces de théâtre. C’était plus facile : les dialogues ressemblaient à ce que j’entendais autour de moi. Il n’y avait pas de descriptions à écrire : juste un nom à mettre devant les interventions de chaque personnage. Ça a bien marché. Mes pièces ont été jouées dans des petits théâtres aux alentours de Neuchâtel, et plus tard à la Radio Suisse Romande. Depuis cette époque, je n’écris plus qu’en français. Je parle toujours le hongrois, mais je ne l’écris plus. Et quand j’ai commencé à écrire Le Grand Cahier, c’était comme des scènes de théâtre que je décrivais299.
Ensuite, ayant changé de langue d’écriture, Kristof passera du genre théâtral au genre romanesque. Y a-t-il un dialogue entre l’écriture théâtrale et romanesque dans la poétique kristofienne ? Sara De Balsi soutient que la pratique du genre théâtral a beaucoup influencé l’écriture romanesque d’Agota Kristof. Elle le souligne si bien dans les propos suivants :
La genèse du Grand Cahier, dont la rédaction commence – selon une note d’archive – le 18 août 1981, est indissolublement liée à l’expérience théâtrale. C’est dans les cours de théâtre que surgit l’idée des « exercices » auxquels se soumettent les jumeaux, constitutive du Grand Cahier. Le théâtre, dans sa double dimension de dialogue et de performance, est donc à la base de la première rédaction du roman, comme le souligne l’auteure dans L’Analphabète300.
En effet, dans L’Analphabète, Kristof raconte l’influence qu’a eu le théâtre sur son premier roman, intitulé le Grand Cahier301 :
Les cours [de l’école de théâtre du Centre culturel neuchâtelois] commencent en général par toutes sortes d’exercices corporels. Ces exercices me rappellent ceux que nous faisions étant enfants, mon frère et moi, ou une amie et moi. Exercices de silence, d’immobilité, de jeûne… Je commence à écrire de courts textes sur mes souvenirs d’enfance. Je suis encore loin de penser que ces courts textes vont devenir un jour un livre. Et pourtant, deux ans plus tard, j’ai sur mon bureau un grand cahier qui contient une histoire cohérente avec un début et une fin, comme un vrai roman302.
Toutefois, soulignons que dans la littérature kristofienne, le choix du théâtre, et plus tard du roman, se fait en lien étroit avec la décision de ne plus écrire qu’en français. L’écriture en hongrois semble être écartée. Pourquoi Kristof choisit-elle désormais d’écrire en français au détriment de sa langue maternelle ? Laissons Sara De Balsi nous en donner quelques raisons :
En 1963, Agota Kristof divorce de son premier mari et épouse Jean-Pierre Baillod, photographe neuchâtelois, avec lequel elle aura deux enfants. Elle cesse de parler le hongrois : son mari ne connaît pas cette langue, ses trois enfants ne parlent que français et elle s’est progressivement éloignée de ses connaissances hongroises. La langue maternelle semble définitivement écartée, non seulement de l’écriture, mais aussi de la vie303.
De tout ce qui précède, nous pouvons retenir qu’il y a bien eu, dans la poétique kristofienne, un transfert vers un autre univers linguistique (le passage du hongrois au français) et un changement de genres littéraires (du poème au théâtre, puis du théâtre au roman). Comment ces deux types de changement peuvent-ils nous aider à approcher le style d’écriture d’Agota Kristof ?
Les travaux de Sara De Balsi nous conduisent à considérer que le théâtre et les romans de Kristof partagent un certain nombre de caractéristiques, dont un noyau thématique stable, et un ensemble de traits stylistiques que le roman semble hériter de l’écriture dramaturgique.
Du point de vue thématique, l’un des principaux éléments communs aux œuvres romanesques et théâtrales d’Agota Kristof est la mise en scène critique du système totalitaire et le phénomène de l’exil. La plupart de ses œuvres abordent ces différentes réflexions. Donnons-en quelques exemples. Dans la pièce théâtrale Un rat qui passe, il est question d’un pays non identifié, où sévit depuis des années un régime totalitaire. La réplique du personnage « Roll » est illustrative : « Moi aussi, on m’a battu. Et on me battra encore. Mais la vérité est de notre côté et la victoire approche. Oui. Nous sommes nombreux. Et les jours du tyran sont comptés »304. Roll, personnage engagé sans doute dans la résistance semble à travers cette réplique s’inscrire en ennemi d’un gouvernement dictatorial. Il espère l’avènement de jours nouveaux qui marqueront certainement la fin du pouvoir tyrannique qui oppresse le peuple. L’Épidémie, pièce à l’allure de cauchemar représentant une épidémie de suicides dans une ville séparée du reste du monde, est un rappel de l’isolement et du contrôle minutieux sur les citoyens qu’opère un état totalitaire305. Dans cette pièce théâtrale, en effet, le personnage principal nommé « Docteur », censé assister les patients en leur administrant bien évidemment des soins appropriés, prend malheureusement plaisir à les voir périr. Référons-nous également à l’une de ses répliques pour mieux comprendre : « Rien que des morts. C’est quoi les malades, d’abord ? Des emmerdeurs. Les gens, il faut qu’ils soient en bonne santé, ou bien qu’ils crèvent. Les soigner ? Les guérir ? Pour quoi faire ? Il y en a trop »306. Le comportement funeste de ce docteur montre combien de fois un pouvoir dictatorial peut sombrer dans la non-assistance d’une personne en danger. Que penser d’un médecin qui se soucie si peu de la santé du patient ? Le médecin ne doit-il pas au contraire mettre en œuvre tous les moyens qui lui sont disponibles pour assister une personne en danger ? À travers l’image métaphorique du médecin atypique, l’auteure semble fustiger la mainmise de certains états totalitaires sur leurs sujets les privant parfois du fondamental et du vital.
La thématique de l’exercice du pouvoir totalitaire est également fort présente dans les romans kristofiens. Par exemple, dans son premier et célèbre roman intitulé Le Grand Cahier, Agota Kristof nous livre sans fard, à travers la voix de deux jumeaux, les atrocités de la guerre provoquées certainement par la domination de régimes totalitaires. Cette ambiance de guerre donne malheureusement lieu à l’avènement d’un règne chaotique avec l’émergence de violences extrêmes et le renversement de toutes les valeurs humaines. Le pays est plongé totalement dans un aveuglement moral où tous les abus et tabous sont facilement transgressés. En clair, ce récit, par le choix d’une forme déroutante, est une interrogation sur les affres de la guerre dues à la violence de pouvoir totalitaire. Le repérage de quelques indices textuels s’avère indispensable. Déjà au début du texte, le décor est planté par les personnages principaux (deux frères jumeaux, sans nom et sans âge précis) lorsqu’ils racontent le motif de leur présence chez leur grand-mère : « Notre mère dit. Je ne demande rien pour moi. J’aimerais seulement que mes enfants survivent à cette guerre. La Grande Ville est bombardée jour et nuit, et il n’y a plus de nourriture. On évacue les enfants à la campagne, chez des parents ou chez des étrangers, n’importe où »307. La migration des jumeaux chez leur grand-mère maternelle, loin de la grande ville qu’ils habitaient avec leurs parents, peut faire allusion au phénomène de l’exil dans ce roman. La mère décide de confier ses jumeaux à la grand-mère afin de les tenir éloignés des hostilités. Dans les derniers chapitres de l’œuvre, plus précisément celui intitulé « La fin de la guerre », les jumeaux nous livrent un parfait exposé sur la situation de leur pays dominé par une puissance étrangère qui les prive de libertés fondamentales :
Plus tard, nous avons de nouveau une armée et un gouvernement à nous, mais ce sont nos Libérateurs qui dirigent notre armée et notre gouvernement. Leur drapeau flotte sur tous les édifices publics. La photo de leur chef est exposée partout. Ils nous apprennent leurs chansons, leurs danses, ils nous montrent leurs films dans nos cinémas. Dans les écoles, la langue de nos Libérateurs est obligatoire, les autres langues étrangères sont interdites. Contre nos Libérateurs ou contre notre nouveau gouvernement, aucune critique, aucune plaisanterie n’est permise. Sur une simple dénonciation, on jette en prison n’importe qui, sans procès, sans jugement. Des hommes et des femmes disparaissent sans que l’on sache pourquoi, et leurs familles n’auront plus jamais de leurs nouvelles. La frontière est reconstruite. Elle est maintenant infranchissable. Notre pays est entouré de fils de fer barbelés ; nous sommes totalement coupés du monde308.
De plus, Agota Kristof développe la thématique des régimes totalitaires et de la violence crue de la guerre, facteurs éventuels du phénomène de l’exil, dans son récit autobiographique L’Analphabète. Les évocations susmentionnées sont illustrées dans le chapitre intitulé « Langue maternelle et langues ennemies ». Laissons l’auteure, elle-même, nous le préciser :
Pour nous, les Hongrois, c’était une langue ennemie [l’allemand], car elle rappelait la domination autrichienne, et c’était aussi la langue des militaires étrangers qui occupaient notre pays à cette époque. Un an plus tard, c’étaient d’autres militaires étrangers qui occupaient notre pays. La langue russe est devenue obligatoire dans les écoles, les autres langues étrangères interdites309.
Comme on le voit, les pièces de théâtre et les romans d’Agota Kristof, pour l’essentiel, traitent de la thématique du pouvoir totalitaire caractérisé par toutes sortes d’abus, de la migration dans des villes avec des frontières visibles ou invisibles, apparemment infranchissables et pourtant toujours franchies. Son sens de l’engagement et de la dénonciation des vécus ne manquera pas d’être présent dans chacune de ses productions littéraires. Lorsqu’un personnage s’échappe de l’espace totalitaire construit à la fois dans les romans et dans le théâtre kristofiens, il est plongé directement dans le territoire de l’exil. Ce fut le cas pour l’auteure elle-même quand elle raconte l’épisode de son émigration en Hongrie et celui de son immigration en Suisse romande.
Une autre thématique à ne pas ignorer dans la poétique kristofienne est celle de l’écriture. La sensibilité de Kristof vis-à-vis de l’écriture est très grande. Cette thématique est récurrente dans ses écrits : de nombreux personnages ont le désir ou le projet d’écrire ; certains ont même le statut d’écrivain. L’obsession de l’écriture, omniprésente dans la poétique kristofienne mérite d’être analysée. Dans Le Grand Cahier par exemple, les jumeaux, abandonnés à eux-mêmes, dénués du moindre sens moral, s’adonnent à l’écriture ; ils s’appliquent à dresser, chaque jour, dans un grand cahier, le bilan de leurs progrès et la liste de leurs forfaits. Ils définissent eux-mêmes les règles de leur écriture qui doit impérativement obéir à la description fidèle des faits consistant à reproduire uniquement ce qui est, ce qu’ils voient, ce qu’ils entendent, ce qu’ils font. C’est seulement à cette condition qu’ils pourront transcrire les faits vécus dans leur journal intime. Cet exercice à l’écriture semble très important pour les jumeaux. Dans le chapitre intitulé « Nos études », les jumeaux décident que leurs productions écrites doivent se rapprocher au plus près de la vérité. Cet extrait du Grand Cahier corrobore la vision des jumeaux :
Nous nous mettons à écrire. Nous avons deux heures pour traiter le sujet et deux feuilles de papier à notre disposition. Au bout de deux heures nous échangeons nos feuilles, chacun de nous corrige les fautes d’orthographe de l’autre à l’aide du dictionnaire et, en bas de la page, écrit : « Bien », ou « Pas bien ». Si c’est « Pas bien », nous jetons la composition dans le feu et nous essayons de traiter le même sujet à la leçon suivante. Si c’est « Bien », nous pouvons recopier la composition dans le Grand Cahier. Pour décider si c’est « Bien » ou « Pas bien », nous avons une règle très simple : la composition doit être vraie. Nous devons décrire ce qui est, ce que nous voyons, ce que nous entendons, ce que nous faisons310.
Précisons que les personnages principaux, qui ne sont pas nommés dans le récit, semblent se fondre en un « nous », le nous narrateur qui fusionne les jumeaux en une seule et unique unité, une seule et unique voix. Cette voix porte sans doute en elle le style d’écriture de l’auteure, un style simple et descriptif. En clair, sous les traits distinctifs des personnages qui s’adonnent à l’écriture dans les œuvres kristofiennes, nous percevons implicitement le style d’écriture de l’auteure, elle-même. Agota Kristof développe également la thématique de l’écriture dans L’Analphabète. En effet, dans cette autobiographie, l’auteure raconte ses débuts d’écriture sécrète, de composition des premiers poèmes et sketchs, et surtout sa carrière d’écrivaine. Cinq chapitres sur onze de son autobiographie abordent explicitement la thématique de l’écriture. Ce sont entre autres : « De la parole à l’écriture »311, « Poèmes »312, « Clowneries »313, « Comment devient-on écrivain ? »314 et « L’analphabète »315. Tous ces chapitres font bien référence à la thématique de l’écriture. De tout ce qui précède, nous pouvons noter que dans la littérature kristofienne émerge, de façon récurrente, l’exploitation des thématiques suivantes : le totalitarisme, l’exil (avec les thèmes connexes de la solitude, de la perte, du suicide, de l’immigration), l’écriture. Comme on le voit, il ressort clairement un rapport de contiguïté entre les pièces et les romans d’Agota Kristof.
Du point de vue stylistique, nous pouvons noter qu’il y a bien un dialogue entre les pièces et les romans d’Agota Kristof. Dans l’écriture romanesque, l’auteure a le plus souvent recours aux techniques dramatiques. Par exemple, dans L’Analphabète, nous pouvons remarquer une forte évocation du théâtre. On a l’impression que dans ce récit autobiographique, le théâtre s’insère directement dans le tissu narratif. Afin de gagner de l’argent, Kristof et deux ou trois de ses amies mettent en scène des spectacles à l’école pendant la récréation et le soir à l’internat. L’écriture et la représentation de quelques saynètes sur l’imitation des professeurs sont évoquées plus précisément au chapitre intitulé « Clowneries »316 de son autobiographie. En plus, le recours aux dialogues par la parole des personnages (deux ou trois) dans son autobiographie renvoie d’une certaine manière à des petites scènes de théâtre. La brièveté des phrases dans le roman kristofien peut faire allusion à des didascalies, entendues ici comme de « courte notice placée en tête des pièces de théâtre »317. L’écriture de L’Analphabète à la première personne du singulier « je » peut être également assimilée à un monologue théâtral (allusion faite à un personnage qui parle seul). Dès lors, il semble légitime de parler d’une unité stylistique entre l’œuvre dramaturgique et l’œuvre romanesque de Kristof. L’écrivaine hongroise a un style d’écriture dépouillée ; elle semble être peu bavarde. La remarque de Sara De Balsi est pertinente : « sur scène et sur papier, la langue jouit de la même qualité : sobre, dépouillée, minimaliste à la limite, apte à transmette avec force le non-dit »318.
Un examen détaillé de la notion de « littérature minimaliste » sera utile pour comprendre le style d’Agota Kristof. Sans vouloir faire une étude exhaustive, nous allons tenter, dans cette analyse, de définir le terme « minimalisme » et ensuite de passer en revue ses caractéristiques significatives. Le TLFI définit le « minimaliste » comme une « attitude, tactique qui consiste à demander le minimum de choses ». Une littérature minimaliste serait donc une littérature « qui se contente du minimum ». Le minimalisme s’oppose ainsi au « maximalisme » qui, lui, signifie « revendiquer un maximum de choses »319. Comme toute typologie d’écriture, l’écriture minimaliste a, elle aussi, des caractéristiques propres qui méritent d’être évoquées. Fieke Schoots, reprenant les propos de Wolfgang Asholt, énumère bien les traits caractéristiques de l’écriture minimalisme ; une : « écriture superficielle et ludique ; tendance à la réduction, à la sobriété stylistique et à l’impassibilité ; traitement ludique de la langue ; banalité illimitée des personnages et des situations ; traitement nonchalant et arbitraire de l’histoire ; protagonistes dépourvus d’identité et d’authenticité »320. Cette longue énumération montre que le minimalisme littéraire renvoie bien à l’idée de minimum, de réduction, de brièveté, de sobriété, de superficialité. Dans son étude sur l’écriture minimaliste, Fieke Schoots partage l’idée que le minimalisme narratif fonctionne sur trois aspects : la forme, le style et le contenu narratif. Pour chacun de ces trois niveaux, des précisions sont données afin d’éviter des confusions :
Premièrement, le minimalisme formel se rapporte à la brièveté des mots, des phrases, des paragraphes, des récits et même des œuvres entières. La plupart de ces textes se caractérisent par un morcellement en unités plus petites321.
Deuxièmement, le minimalisme stylistique se manifeste dans les domaines suivants : la syntaxe, le vocabulaire et la langue figurée. Au niveau syntaxique, l’écriture minimaliste se caractérise par la rareté des conjonctions de subordination. La subordination complexe est remplacée par une syntaxe simple, basée sur la juxtaposition des propositions principales. Le vocabulaire porte l’empreinte de la langue parlée et publicitaire. Il y a une sorte d’effacement lexical qui consiste à utiliser, au lieu du nom propre, le nom commun spécifique, ou même des formes lexicales sans compréhension. L’appauvrissement lexical contribue à l’imprécision et à l’indétermination qui était déjà le fait de l’érosion syntaxique322.
Un dernier aspect est le minimalisme du contenu narratif. La fragmentation formelle, le démantèlement syntaxique et l’exploration des possibilités langagières se répercutent sur ce que Barth appelle les matériaux du récit : l’intrigue, les personnages et le décor. Les évènements de l’intrigue se suivent sans que leurs rapports soient expliqués. Les motifs qui amènent les personnages à agir ne sont pas plus précisés que les évènements. Le décor dans lequel se déroulent les aventures futiles des personnages est donc d’une importance prépondérante. Or, les personnages n’arrivent pas à restituer une image complète et définitive du monde323.
Toutes ces analyses résument bien que l’écriture minimaliste se présente comme l’art de la concision. Dans une telle écriture, tout est réduit au minimum, voire au néant : les actions, les mises en scène, les moyens de mise en place, l’intrigue, les personnages et leur psychologie. C’est une écriture du peu, du moindre, voire de l’absence. Nous comprenons ainsi que les minimalistes se distinguent bien par une tendance à une condensation extrême, à tous les niveaux de la narration (forme, style et contenu narratif). Ils suppriment, le plus souvent, ce qui est superflu. En guise de conclusion, Schoots donne cette précision :
L’écriture minimaliste ne se caractérise pas uniquement par la brièveté, la sobriété et la simplicité, mais surtout par l’absence de conjonctions causales à tous les niveaux du récit. Du fait de cette absence, l’arbitraire s’affiche comme le principe organisateur de la narration. Cela ne signifie pas que les récits sont dépourvus de structures, mais que l’organisation traditionnelle a été abandonnée par exemple au profit de structures récursives324.
La poétique kristofienne obéit à une cohérence stylistique d’une langue minimaliste totalement dépouillée. L’épuration de la langue de toute forme de fioriture, d’abondance linguistique et stylistique semble se justifier dans cette littérature. Notons toutefois que les réductions de tous ordres et les disparitions d’enjeux d’envergure dans le discours kristofien ne doivent pas être considérées comme un manque de cohérence. Même si l’écriture d’Agota Kristof, loin de toute conceptualisation exagérée, se revendique la plus factuelle possible, elle n’est pas pour autant dépourvue de construction sémantique et syntaxique. Bien au contraire, l’apparente simplicité de la poétique kristofienne est l’effet d’un travail d’écriture qui réduit systématiquement les techniques rhétoriques, ce qui est en soi, une technique rhétorique. Laissons De Balsi nous préciser cela. Son développement s’enracine dans la pensée d’Erica Durante qui souligne qu’ « une grande partie du travail de l’auteur, comme le montrent les différentes campagnes d’écriture, vise à un dépouillement successif du texte in fieri, à la fois en termes de recours linguistiques et de contenu »325.
Agota Kristof fait le choix d’un style de réticence comme si elle ne voulait pas dire certaines choses. Mais, son discours abrégé, dénué le plus souvent de détails, et son français simple et basique semblent tout à fait corrects. Dans son chef-d’œuvre Le Grand Cahier, par exemple, l’auteure précise son choix pour une écriture descriptive sans fioritures qui ne se consacre qu’à la description fidèle des faits. La forme de cet ouvrage est en elle-même très dépouillée : un livre très court, caractérisé par une suite de brefs récits qui décrivent objectivement le vécu de deux jumeaux. Il compte soixante-deux courts chapitres (en moyenne trois pages chacun) répartis sur cent cinquante-huit pages. Les phrases sont également courtes. Les mots sont seulement objectifs, dénués d’émotions et de sentiments. Ainsi, dans le chapitre intitulé « Nos études », les jumeaux (personnages principaux de l’œuvre) décident de ne s’en tenir qu’à la réalité des faits et non à leur embellissement par des mots recherchés. L’enjeu est d’arriver à écrire le plus simplement possible en débarrassant l’écriture de toute conceptualisation exagérée. Pour eux, en effet : « Les mots qui définissent les sentiments sont très vagues ; il vaut mieux éviter leur emploi et s’en tenir à la description des objets, des êtres humains et de soi-même, c’est-à-dire à la description fidèle des faits »326. Dans ce roman, la construction syntaxique est relativement simple. L’auteure décrit simplement les choses, en utilisant le plus souvent des raccourcis. Sa narration dépourvue d’émotions pourrait faire penser au discours d’un enfant qui ne s’en tient qu’au constat, qu’à la description des faits vécus. L’identité des personnages principaux du roman, deux enfants qui sont jumeaux, atteste d’une certaine façon qu’il s’agit d’un récit d’enfance. Dans ce roman lapidaire sur l’enfance, Agota Kristof utilise un langage ordinaire dans le but d’être comprise par tout type de lecteur. Son langage, très familier, est accessible à tout le monde. Il n’y a aucun obstacle de lecture. Référons-nous à certaines phrases du roman pour nous en convaincre : « Les gens appellent Grand-Mère la Sorcière. L’ordonnance nous donne des couvertures. Nous mangeons beaucoup de noix. »327 ; « Nous trouvons un homme dans la forêt. Un homme vivant, un homme jeune, sans uniforme. Il est couché derrière un buisson. Il nous regarde sans bouger »328. Ces références extraites du Grand Cahier justifient fort bien le style minimaliste d’Agota Kristof. Le commentaire du narrateur homodiégétique « nous » dans ce roman, des jumeaux qui sont en train d’écrire leur journal intime, montre que la vérité et la fidélité aux faits sont l’intention première de l’énonciation minimaliste. Le « nous » narrateur fait le choix d’un style de proximité caractérisé par un langage ordinaire qui décrit simplement les faits. Il est donc justifié de souligner que le principe de l’écriture minimaliste est comme une ligne continue qui traverse toute la poétique kristofienne.
À l’instar du Grand-Cahier, l’écriture de L’Analphabète obéit elle aussi à la stylistique minimaliste. Schoots précisait que ce qui est capital dans l’écriture minimaliste, c’est l’arbitraire qui s’affiche comme le principe organisateur de la narration329. Le style de L’Analphabète semble répondre à ce critère distinctif de l’écriture minimaliste. La narration de ce récit autobiographique s’inscrit dans la dynamique d’une écriture minimaliste qui refuse tout artifice afin de rendre au plus près la vérité des faits. L’auteure, dans une liberté totale, utilise un style simple et dépouillé, soutenu par un langage ordinaire perceptible à travers un vocabulaire de la vie quotidienne. Le recours à un vocabulaire basique, qui d’ailleurs est loin d’être incorrect, permet à Agota Kristof d’être accessible dans la transmission de ses idées. L’auteure reste objectivement modeste et simple dans sa narration. Sa prose admirablement dépouillée reste lisible par tout le monde. La justesse des mots, la brièveté des phrases et la simplicité du langage sont autant d’éléments qui prouvent le caractère minimaliste de cette autobiographie. Cette œuvre, en effet, caractérisée par onze souvenirs autobiographiques, rassemblant, de fait des textes isolés, laisse percevoir tout l’art de concision dont fait preuve Agota Kristof. Ces quelques brèves pages (cinquante-sept) qui relatent le passé des épisodes de sa vie, sans déséquilibre, attestent la cohérence du style minimaliste de l’auteure. Il semble que le style de L’Analphabète suppose un art de synthèse dans la mesure où tout est dit en phrases courtes et simples. Nous proposons d’en rester là dans notre démarche. Car, cette question qui se veut expressément non exhaustive, sans détails et références concrètes, fera l’objet d’une analyse plus approfondie dans le dernier chapitre du mémoire.
À présent, il semble pertinent de montrer que la continuité de l’écriture minimaliste est également manifeste dans d’autres œuvres kristofiennes. Nous retrouvons, par exemple, le principe de ce type d’écriture dans ses pièces de théâtre. En effet, la simplicité générale de ses pièces théâtrales permet d’illustrer la poétique minimaliste. L’exemple de John et Joe est évocateur. Créée à Neuchâtel en 1975 et probablement la plus populaire des pièces kristofiennes, cette pièce théâtrale fait face à la précarité de la parole et à un langage simple. La brièveté des répliques de la première scène est remarquable330 :
- John : Hello, Joe ! - Joe : Hello, John ! - John : Que fais-tu par là ?
- Joe : Moi ?
- John : Oui, toi.
- Joe : Je me promenais. Et toi ?
- John : Ben, moi aussi.
- Joe : Oh !
- John : On pourrait se promener ensemble.
- Joe : On pourrait…
À travers ce petit extrait de dialogue entre John et Joe (les deux personnages principaux de la pièce), nous observons qu’il y a bien expression d’un principe minimaliste dans le discours. La pièce, d’une soixantaine de pages, a trois personnages et trois scènes. Les phrases sont dans l’ensemble très brèves et simples (en moyenne une ligne). On observe aussi de brèves interrogations et des interjections comme : « Moi ? » ; « Je me promenais. Et toi ? » ; « Tu n’as pas soif ? » ; « Oh ! » ; « Tu m’étonnes ! » ; « Ah ! »331. Ce procédé d’écriture est également repris dans Un rat qui passe. Cette pièce d’une soixantaine de pages constitue l’un des sommets de l’œuvre théâtrale d’Agota Kristof. On y observe une abondance de brèves interjections et interrogations : « Je suis un rat ! » ; « Ah, c’est toi, Rat-le-Salaud ? Que fais-tu ici ? »332. Le dialogue entre les personnages Roll et Rat est également caractérisé par une brièveté des répliques et un langage ordinaire, très familier333 :
- Roll : Comme tu es si spirituel ! Si Brig arrive, il faut te cacher.
- Rat : Brig ? Que joue-t-il ?
- Roll : Gardien de prison. Il se donne beaucoup de peine. Il a toujours été très consciencieux.
- Rat : Trop même. Ce mec-là, il me fait vomir.
- Roll : Il y a le bidon si tu veux vomir.
- Rat : Oh ! Un vrai ! Il pue !
- Roll : Surveille ton langage !
- Rat : Bof ! Dans une prison.
- Roll : C’est une prison noble.
- Rat : Qu’en sais-tu ?
Nous retrouvons le même style dans L’Épidémie. Cette pièce de soixante-quinze pages se caractérise également par la simplicité du langage et la brièveté des répliques. Le dialogue entre les personnages Docteur et Sauveur obéit au même critère que les précédents334 :
- Docteur : C’est quoi ça ?
- Sauveur : C’est une fille, une belle jeune fille que j’ai trouvée pendue dans la forêt.
- Docteur : C’est tout ce que vous avez trouvé ?
- Sauveur : Comment, c’est tout ? Je ne cherchais pas des champignons.
- Docteur : Vous cherchiez quoi ?
- Sauveur : Un arbre, pour uriner, voilà ce que je cherchais.
- Docteur : Un arbre, ce n’est pas très difficile à trouver, dans une forêt.
- Sauveur : Non, ce n’est pas très… Mais, sapristi ! On cause…
Nous remarquons finalement à travers ces quelques repérages textuels que les principes de simplicité, de précision du langage et de brièveté des répliques sont communs à toutes les pièces de théâtre d’Agota Kristof. Il y a comme une unicité qui existe entre elles. Ce qui pourrait laisser entendre que l’intégralité de ses différentes saynètes permet d’illustrer la poétique minimaliste de l’auteure. Qu’il s’agisse de John et Joe, ou d’Un rat qui passe ou encore de L’Épidémie, le lecteur est frappé par la brièveté des répliques, des scènes, de l’histoire et des pages, d’une part, et par la simplicité du style et de la langue, d’autre part.
De tout ce qui précède, nous retenons qu’à l’instar des écrivains qui pratiquent le minimalisme, le discours littéraire d’Agota Kristof fonctionne sur trois aspects. Sur le plan de la forme, on constate la brièveté des mots, des phrases, des fragments, des paragraphes, des récits et des œuvres ; dans ce qui a trait au style, la syntaxe et le vocabulaire sont simplifiés et précis, les conjonctions de subordination sont rares, la langue « parlée ou orale » mène régulièrement à des phrases minimales ; pour ce qui est du contenu, l’intrigue, les personnages et le décor sont réduits, les relations de causalité entre les évènements sont presque absentes et, pour finir, l’écoulement du temps est dissimulé. La poétique kristofienne, que ce soit dans la forme, le style et le contenu narratif, laisse percevoir un recours à des mots simples, à une construction syntaxique basique, à la répétition de lettres, de sons, de mots, de phrases. L’écrivaine précise elle-même que son écriture prend forme à partir d’un petit noyau, d’ébauches, de fragments, de petites scènes. Elle revendique cette méthode de travail en ces termes :
Ma méthode d’écriture est très simple. J’écris n’importe quoi le soir à la main sans me soucier de l’orthographe, sans me soucier de l’issue. Je pense à des histoires, des dialogues que je jette sur mon cahier. Et ensuite quand il y a trop de désordre, je me mets devant la machine à écrire et j’ordonne. Je fais une sorte de collage, de montage, car il y a des scènes qui se répètent souvent quatre ou cinq fois335.
Après une analyse de quelques éléments constitutifs de la littérarité (la thématique et le style), il convient de retenir que la poétique kristofienne obéit à une cohérence thématique et à un style particulier d’écriture. L’écrivaine revendique une écriture dépouillée de toute interprétation et une cohérence thématique dans toutes ses œuvres. Ses romans comme ses pièces de théâtre situent bien leurs actions sous un régime totalitaire engendrant bien souvent des migrations forcées où l’on expérimente le sentiment de perte et l’impossibilité de vivre. Il y a comme une forme d’obsession thématique dans la littérature kristofienne. D’un point de vue stylistique, on peut observer une sobriété et une économie de moyens syntaxiques dans le discours kristofien. L’auteure semble s’éloigner de la langue française normative puisqu’elle écrit dans un langage peu soutenu. Le but pour elle est d’arriver à une objectivité totale : dire simplement les choses sans les embellir avec des figures de style et de rhétorique. Écrire de manière simple sans doute pour éviter de commettre des fautes grammaticales semble être le choix de cette auteure translingue. À ce propos Julia Ori dira que : « Kristof dépouille, épure ses textes. Son style est austère et avare de descriptions »336.
Un bref aperçu de ce qui a été abordé dans ce chapitre nous permet de souligner que l’auto-référentialité au passé des épisodes d’une vie, la fidélité de la réminiscence, la quête de la vérité, les indices temporels du passé et l’indice personnel « je » sont autant d’éléments qui peuvent aussi être déterminants pour le style d’écriture de l’autobiographie. Après l’analyse générale du style de l’autobiographie, notre intérêt s’est porté, à travers une lecture plurielle de ses œuvres, sur le style d’écriture d’Agota Kristof. Il en résulte que la poétique kristofienne est une littérature minimaliste en ce sens que la majorité de ses ouvrages est caractérisée par des phrases simples, des chapitres brefs et un langage ordinaire, très familier. Ses romans, nouvelles, pièces de théâtre, recueils poétiques et son récit autobiographique apparaissent toujours sidérants par leur intensité. L’auteure semble appliquer à son écriture les règles qu’elle a imposées à ses différents personnages : décrire la réalité des choses avec des mots justes et simples, sans fioritures. Tout doit être vrai, c’est-à-dire conforme à la réalité telle que la mémoire peut ou veut la restituer. Suivant la structure adoptée dans ses écrits (Le Grand Cahier compte soixante-deux chapitres brefs), L’Analphabète pourrait être considéré comme un recueil de courts chapitres reproduisant de petites scènes significatives de sa vie. L’auteure raconte dans un style dépouillé (sans embellissements et états d’âme apparents), les étapes importantes de sa vie. Dès lors, sommes-nous en mesure de considérer L’Analphabète comme une autobiographie « minimaliste » ? La brièveté de ce récit ne mérite-t-elle pas d’être examinée ?
Chapitre II - L’Analphabète : un défi d’écriture
Se considérant analphabète lors de son immigration en Suisse romande en 1956, Agota Kristof semble renaître après un apprentissage rude et tardif dans une langue définie comme « ennemie » parce que pauvre dans son rythme et son style. Après avoir abandonné l’écriture en hongrois, l’auteure choisit la langue seconde comme langue d’expression littéraire. L’abondance et la diversification de ses écrits dans la langue adoptive font d’elle une écrivaine à part entière. Toutefois, il semble légitime pour le lecteur de s’interroger sur la particularité de L’Analphabète. La brièveté et le style lapidaire de cette autobiographie donne libre cours à de nombreuses spéculations. En nous efforçant d’être fidèles au texte d’Agota Kristof, en le suivant strictement dans son développement, nous allons essayer de découvrir les différents contours d’une telle écriture. Une lecture plurielle qui voit le texte comme un récit allusif tant au niveau de la forme, du style que du fond semble pertinente. Nous nous proposons dans ce chapitre d’examiner les particularités du récit autobiographique d’Agota Kristof. Nous étudierons les traits minimalistes de L’Analphabète : un récit peu détaillé avec une syntaxe plate, un vocabulaire simple et un contenu narratif très bref.
1 - Un récit allusif
Nous avons évoqué précédemment que la poétique kristofienne est une écriture marquée par un réductionnisme maximal. En effet, les écrits d’Agota Kristof, plus épurés, s’intéressent à la superficialité, aux faits quotidiens et ordinaires. Leur signe distinctif est la sobriété stylistique et leurs sujets, souvent simples, sont empruntés à la vie quotidienne, familiale ou professionnelle. L’auteure adopte une poétique minimaliste dans la langue apprise tardivement. Sara De Balsi pense que la conquête d’une légitimité à écrire, après un passage par le silence - cet « analphabétisme » qui a donné son titre au texte autobiographique - est figurée par le choix d’une « écriture blanche »337, neutre, résultant d’un refus du style et de la « belle langue »338. Il semble évident que le discours kristofien revendique le choix stylistique d’une écriture du minimum, de la brièveté, de la superficialité. L’Analphabète que nous étudions dans le présent mémoire est un exemple manifeste d’une écriture qui tend à dépouiller le français, la langue seconde. Notre réflexion sur l’écriture de cette autobiographie s’articulera tour à tour sur des questions de forme, de style et du contenu narratif, développé par Fieke Schoots dans son étude sur l’écriture minimaliste. À bien y regarder, le récit autobiographique d’Agota Kristof semble développer les traits du minimalisme narratif théorisés par Schoots. Regardons donc de plus près si les trois traits du minimalisme que nous venons d’énumérer se retrouvent dans L’Analphabète.
Premièrement, au sujet du minimalisme formel, le lecteur de L’Analphabète est tout de suite frappé par la réduction de sa forme. À vrai dire, le récit autobiographique d’Agota Kristof est très peu détaillé. C’est une brève autobiographie qui se compose de onze (11) petits chapitres repartis sur cinquante-sept (57) pages. Il est vrai que ce texte interpelle le lecteur par sa forme. Qu’il nous suffise d’observer le volume de l’ouvrage pour nous en convaincre. C’est un texte caractérisé par un morcellement en unités plus petites, d’où la surabondance de blancs séparant les chapitres qui, eux-mêmes, ne sont jamais longs, en moyenne cinq pages. En effet, L’Analphabète se compose de sept chapitres de quatre pages chacun (chapitres : 1, 2, 3, 4, 5, 8 et 9), et quatre autres de six pages (chapitres : 6, 7, 10 et 11). Leur brièveté montre fort bien que l’ouvrage est caractérisé par un morcellement en unités plus petites. L’élément le plus frappant est que les chapitres sont souvent en contraste avec ce qui précède. Dans le texte, on remarque également de brefs paragraphes composés seulement de trois lignes. Même s’il y a certains paragraphes relativement longs (onze ou douze lignes), il faut noter que l’auteure y développe une seule idée et non plusieurs. Cela pourrait faire penser à une juxtaposition d’idées. L’auteure semble éviter la construction complexe de phrases avec de longs paragraphes développant à la fois plusieurs idées. De plus, on observe, par moment, de façon isolée, des expressions employées comme s’il s’agissait d’une phrase ; elles commencent par une lettre majuscule et se terminent par un point. Si elles semblent avoir des sujets, elles n’ont pas pour autant de verbe. L’imprécision de ces expressions isolées interroge le lecteur. En voici quelques exemples : « Dans la même salle. »339 ; « Trop tard. »340 ; « Les années cinquante. »341 ; « Au moins trente-huit.» ; « Et rien. Pas de tremblement de terre, pas de signe. »342 ; « Non. »343 ; « Celle de leur pays. » ; « Et la langue inconnue. »344 ; « Le défi d’une analphabète. »345 Tous ces éléments susmentionnés montrent bien que L’Analphabète obéit au minimalisme formel avec sa brièveté de mots, de phrases, de paragraphes et de chapitres.
Deuxièmement, notre analyse portera sur le minimalisme stylistique de ce récit autobiographique. Dans cette partie, nous examinons les constructions syntaxiques, le vocabulaire et le registre de langue de L’Analphabète. Commençons par dire que le style minimaliste de cette autobiographie est caractérisé par une syntaxe nue, peu compliquée avec des phrases courtes et un vocabulaire simple. En effet, la syntaxe de ce texte est plate en ce sens qu’elle est majoritairement composée de phrases très brèves et simples. La simplicité du langage employé dans ce récit autobiographique est exceptionnelle à cause de l’abondance de phrases minimales. Entendons, par phrase minimale, une unité « formée de deux constituants dont l’un est un syntagme nominal appelé sujet et l’autre un syntagme verbal qui se voit accorder le statut de prédicat : P → SN + SV »346. Le syntagme se définit comme : « un groupe de mots formant un ensemble à l’intérieur de la phrase. Le syntagme est un constituant de la phrase dont les unités s’ordonnent : - soit autour d’un nom, c’est alors un syntagme nominal ; - soit autour d’un verbe, c’est alors un syntagme verbal »347. Un troisième type de syntagme est à définir même s’il est le moins développé. Il s’agit du syntagme qualifiant : SQ (adverbe, adjectifs)348. Après ce petit détour sur la définition de la phrase minimale, revenons à notre sujet.
D’entrée de jeu, nous pouvons observer que le récit autobiographique d’Agota Kristof commence par une phrase minimale : « Je lis »349. La construction syntaxique de la première phrase de ce texte est vraiment simple. Elle est exclusivement composée d’un syntagme nominal (Sujet) et d’un syntagme verbal (Verbe). Il n’y a pas de syntagme qualifiant (adverbe, adjectifs). Premier choc brutal pour le lecteur, qui se voit, d’emblée, face à une histoire qui débute par une phrase simple qui l’interroge. Seulement, avec cette phrase, le lecteur ne peut imaginer l’objet de la lecture. « Que lit Agota Kristof ? » Il faut poursuivre la lecture pour trouver la réponse à cette question : « C’est comme une maladie. Je lis tout ce qui me tombe sous la main, sous les yeux : journaux, livres d’école, affiches, bouts de papier trouvés dans la rue, recettes de cuisine, livres d’enfant. Tout ce qui est imprimé »350. On pourrait donc se demander pourquoi l’auteure ne construit pas une phrase bien développée, composée à la fois de syntagmes nominal, verbal et qualifiant, d’autant que c’est la première phrase de son texte.
Si Agota Kristof choisit délibérément de commencer la narration de son histoire par une phrase minimale, c’est sans doute pour annoncer la nature de son œuvre, qui se veut peu complexe, simple à lire et accessible à tout le monde. En effet, l’auteure opte dans sa narration pour des mots simples, concrets et courts. Cela est perceptible dans tout le texte. Relevons-en quelques marques concrètes : « une maladie », « mon père est le seul instituteur du village. », « le jardin potager de ma mère »351 ; « le pipi du bébé »352 ; « mon lit-cage », « la lampe à pétrole »353 ; « à l’internat », « En hiver nous avons froid. »354 ; « Tu as de la fièvre. », « le cordonnier »355 ; « ma langue maternelle »356 ; « le tram »357 ; « Noël », « sapin », « chocolat », « oranges »358. Tous ces exemples qui semblent être la marque de mots simples, concrets et courts sont, en quelque sorte, l’expression d’un langage accessible à tout le monde. Le lecteur d’Agota Kristof, qu’il soit un enfant, un adolescent ou encore un adulte, devrait facilement comprendre le message qu’elle veut lui véhiculer.
En somme, le choix des mots simples dans L’Analphabète semble s’expliquer par le fait qu’ils ont un avantage, c’est-à-dire, une forte probabilité d’être connus par la plupart des lecteurs. Ce qui n’est pas forcément le cas des mots techniques ou savants. Les mots concrets, quant à eux, désignant mieux le monde physique perçu par les sens, permettent au lecteur de visualiser facilement ce qu’ils représentent. Ces mots, qui assurément, sont en rapport avec la nature, les objets, les êtres vivants et les actions, parviennent à décrire fidèlement les faits (une technique très développée dans la poétique kristofienne). Les mots courts, pour finir, sont plus facilement lus, compris et retenus par le plus grand nombre. En clair, le choix stylistique d’une construction syntaxique simple caractérisée le plus souvent par des phrases minimales, composées elles-mêmes à partir de mots simples, concrets et courts, pourrait, dans une certaine mesure, justifier le style minimaliste de la poétique kristofienne. D’autres phrases minimales émergent encore dans ce récit. Par exemple : « J’ai quatre ans. »359 ; « J’approche. »360 ; « Et je lis. »361 ; « Nous rions. »362 ; « Staline est mort. »363 ; « Il faisait froid. »364 ; « J’ai vingt et un ans. »365 ; « J’embrasse Joseph. »366 ; « J’ai peur. »367 ; « Je veux rentrer. »368 ; « Elle vomit. »369 ; « Je vais voir. »370 ; « C’est un défi. »371 Toutes ces références montrent bien qu’il y a dans ce récit une prédominance d’assertions brèves ; de phrases courtes et de mots justes qui décrivent fidèlement les faits.
Nous constatons également une autre particularité dans la syntaxe de L’Analphabète : celle de la nature des formes interrogatives. En effet, dans le souci de rendre accessible son texte, l’auteure a parfois recours à des interrogations directes, expression d’un langage familier. La tonalité très simple des formes interrogatives pourrait laisser entendre qu’il s’agit bien d’un discours direct, d’une transcription pure et simple de ce qui est dit. Relevons quelques marques concrètes afin de justifier nos propos : « Il y a tant de choses plus utiles, n’est-ce pas ? »372 ; « Et pourquoi que mère m’aime plus que vous deux ? »373 ; « Pourquoi tu es puni, toi ? »374 ; « Et tu crois que quelqu’un va l’éditer ? »375. Comme on le voit, la construction de ces phrases interrogatives est simple et accessible. Elles s’apparentent clairement au style direct, à une transcription fidèle et directe des faits. Qu’il s’agisse des phrases affirmatives ou interrogatives, nous observons une cohérence dans le style de l’auteure. Elle procède toujours à la même économie de moyens syntaxiques. Il faut donc éviter d’en faire trop en rallongeant inutilement les phrases ou en les rendant inaccessibles. Il faut plutôt faire simple en réduisant au maximum possible. Cela donne assurément de la précision et de la concision au message à véhiculer.
La pensée de Schoots qui stipule que : « Le démantèlement de la syntaxe aboutit parfois à des phrases grammaticalement incorrectes »376 ne se vérifie pas forcément dans L’Analphabète d’Agota Kristof. Même si dans l’ensemble, les phrases de son autobiographie sont brèves et simples, elles sont toutefois bien construites et respectent les règles de la morphosyntaxe (construction des phrases). L’objectif de l’auteure, c’est d’aller à l’essentiel, de dire simplement les choses. Cela pourrait donc expliquer son choix de construire des phrases minimales, faciles à lire et à comprendre. Le minimalisme de ses phrases renverrait à un discours d’enfant. En effet, en produisant un style simple, dans un français basique, mais correct, Agota Kristof entend, autant que possible, rester compréhensible pour tout le monde. C’est sans doute la façon la plus adaptée pour elle de ne pas constituer d’obstacle à la lecture de son œuvre. La forme du discours rapporté dans L’Analphabète semble un discours direct d’enfant qui s’apparenterait à la langue orale. Illustrons nos propos par quelques repérages concrets. Dans le chapitre intitulé « De la parole à l’écriture »377, par exemple, nous pouvons observer à travers le dialogue entre Kristof et son petit frère Tila, des marques de style du discours direct d’enfant :
- Veux-tu que je te révèle un secret ?
- Quel secret ?
- Le secret de ta naissance.
- Il n’y a aucun secret à ma naissance.
- Si. Mais je te le dis seulement si tu jures de n’en parler à personne.
- Je le jure.
- Alors, voilà : tu es un enfant trouvé. Tu n’es pas de notre famille. On t’a trouvé dans un champ, abandonné, tout nu.
- Ce n’est pas vrai.
- Mes parents vont te le dire plus tard, quand tu seras grand. Si tu savais comme tu nous faisais pitié, si maigre, si nu.
Dans cet extrait, les phrases sont construites dans un langage simple et clair, de manière à ce que le lecteur auquel elles sont destinées puisse les lire et les comprendre facilement. Une seule lecture suffit pour comprendre l’idée générale de ce dialogue : le secret de la naissance de Tila. Kristof essaie ici de faire croire à son benjamin Tila qu’il a été adopté. Le lecteur découvre facilement la pensée de l’auteure parce qu’elle écrit des phrases courtes. Il semble que c’est la meilleure façon de se faire comprendre. Plus une phrase est courte, plus elle est facilement lue et mieux elle est comprise par le lecteur. Aussi, constatons-nous que, dans cet exemple, les phrases relevées, de nature simple, expriment chacune une seule idée. Et les mots choisis évidemment simples, courants, concrets et courts aident facilement à la compréhension : « secret » ; « naissance » ; « je le jure » ; « un enfant trouvé » ; « notre famille » ; « un champ » ; « mes parents » ; « quand tu seras grand » ; « tu nous faisais pitié » ; « si maigre » ; « si nu »378. L’auteure utilise une syntaxe simple en éliminant dans son discours les mots inutiles et superflus ; ce qui permet d’ailleurs au lecteur d’accéder très rapidement au sens de la phrase. L’abondance des phrases minimales justifient fort bien la simplicité du langage employé dans L’Analphabète. Ainsi, le discours de ce récit autobiographique s’apparenterait plutôt à la langue parlée qu’à la langue écrite. Mais, qu’entendons-nous par langue parlée ou orale ? Quelles sont les spécificités et les traits caractéristiques de la langue orale ? Dans quelle mesure pouvons-nous soutenir que le discours de L’Analphabète appartient à la langue orale ? Ces différentes questions nous conduisent inéluctablement à l’analyse du vocabulaire et du registre de langue de L’Analphabète.
Commençons par clarifier que le but premier de toute écriture est avant tout de transmettre un message qui doit être lisible et intelligible pour le lecteur. Ainsi, l’utilisation d’un ou plusieurs mots de vocabulaire connus s’avère souvent être la bonne solution. Certes, toutes les œuvres de l’esprit doivent satisfaire à la condition d’originalité ; mais en raison de la marque de l’arbitraire qui constitue la touche personnelle de l’écrivain, elles ne peuvent toutes se montrer originales par les mêmes voies. La poétique kristofienne, qui semble se définir par une approche très simple, obéit à un choix stylistique de proximité d’un langage ordinaire, accessible à tout le monde. Une lecture attentive et rigoureuse de son récit autobiographique éclaire et dévoile les motivations du style lexical et du registre de langue de l’auteure. De façon générale, L’Analphabète porte la marque d’un langage ordinaire, essentiellement caractérisé par le vocabulaire de la vie quotidienne. Ce critère distinctif se vérifie d’abord par le lexique des moments de la journée développé par les termes suivants : « le matin », « le midi », « l’après-midi », « le soir » et « la nuit ». Ce lexique est très représentatif dans ce récit autobiographique. Un repérage d’ensemble nous aiderait à mieux comprendre :
Le matin : « Encore maintenant, le matin, quand la maison se vide et que tous mes voisins partent au travail, j’ai un peu mauvaise conscience de m’installer à la table de la cuisine pour lire les journaux pendant des heures, au lieu de… »379 ; « Une cloche nous réveille à six heures du matin… »380 ; « À sept heures et demie, nous partons pour l’école en rang serré… »381 ; « Le matin, nous avertissons quelques classes, le lendemain quelques autres. »382 ; « Dans l’autobus du matin, le contrôleur s’assied à côté de moi, le matin c’est toujours le même… »383 ;
Le midi : « Nous nous retrouvons pendant la pause de midi à la cantine […] je ne prends que du café au lait et du pain pour le repas de midi. »384 ;
L’après-midi : « Nous avons, certes, la liberté de recevoir des visites le dimanche après-midi dans le salon de l’internat… »385 ; « […] un après-midi de novembre, je reçois un téléphone. »386 ;
Le soir : « laver la vaisselle d’hier soir… »387 ; « Le soir, c’est grand-mère qui nous couche… »388 ; « […] nous allons dans nos salles d’étude où nous resterons jusqu’au repas du soir. »389 ; « À l’internat, c’est l’extinction des feux à dix heures du soir. »390 ; « Nous le savons depuis hier soir […] Le matin nous demandons… »391 ; « À onze heures, la cloche de l’école sonnera. »392 ; « Nous traversons la frontière entre la Hongrie et l’Autriche un soir de novembre, précédés par un passeur. »393 ; « Le soir, je mets tout cela au propre dans un cahier. »394 ; « Les vendredis et les samedis, après le repas du soir, quelques acteurs amateurs y organisaient des soirées cabaret. »395 ; « À Berlin, le soir, nous avons une soirée de lecture. »396 ; « Elles travaillent toute la journée en usine, et elles s’occupent de leur ménage, de leurs enfants, le soir. »397 ; « Elle a si bien oublié mon passé qu’elle ne peut imaginer que j’aie appartenu à cette race de femmes qui ne savent pas la langue du pays, qui travaillent en usine et qui s’occupent de leur famille le soir. »398 ; « Le soir, je rentre avec l’enfant. »399 ;
La nuit : « […] pendant que je m’endors en larmes, des phrases naissent dans la nuit. »400.
Dans L’Analphabète, le lexique des moments de la journée (très abondant d’ailleurs) est soutenu par la présence des connecteurs ou marqueurs temporels de durée, de fréquence et de progression. L’utilisation de ces indicateurs temporels permet à Agota Kristof de mieux organiser son discours narratif et de le rendre accessible à tout le monde. Relevons donc quelques connecteurs temporels : ceux qui expriment la durée (depuis, pendant, jusqu’à, il y a, dans…), ceux qui marquent la fréquence (parfois, souvent, toujours, de temps en temps, rarement…) et ceux qui énoncent la progression (d’abord, ensuite, après, un peu après, une demi-heure après, pendant le matin, plus tard, pour finir, finalement). À présent, soulignons les indices temporels susmentionnés dans le récit autobiographique kristofien :
Les marqueurs de durée :
Depuis : « Yano, mon frère, y est depuis un an déjà, mais dans une autre ville. »401 / « Je parle le français depuis plus de trente ans, je l’écris depuis vingt ans, mais je ne le connais toujours pas. »402 ;
Jusqu’à : « En rentrant de l’école, nous mangeons et nous allons dans nos salles d’étude où nous resterons jusqu’au repas du soir. »403 ;
Pendant : « Pour gagner un peu d’argent, j’organise un spectacle à l’école, pendant la récréation de vingt minutes. »404 / « J’ai porté la photographie en couleurs de Staline dans ma poche pendant plusieurs années… »405 / « Ils ont marché pendant de longues heures à travers la montagne et la forêt. »406 / « Nous marchons derrière Joseph pendant une heure environ. »407 ;
Longtemps : « Nous marchons dans la forêt. Longtemps. Trop longtemps. »408.
Les marqueurs de fréquence :
Parfois : « Il me demande “rien d’autre ?”, parce que parfois il y a un billet de ma mère que je dois donner sans rien dire, ou bien il y a un mot à prononcer : “médecin”, “urgence”, et parfois seulement un chiffre : 38 ou 40. »409 ;
Toujours : « Je vais au fond de la classe, là où il y a toujours des places vides derrière les plus grands. »410 ;
De temps en temps : « Tout ça à cause du bébé qui a tout le temps des maladies d’enfances. »411 ; « Elle lit tout le temps. »412 ;
Couramment : « Et le lis. Couramment, sans faute, aussi vite qu’on me le demande. »413 ;
Fréquemment : « Je ne le parle pas sans fautes, et je ne peux l’écrire qu’avec l’aide de dictionnaires fréquemment consultés. »414.
Les marqueurs de progression :
Après : « Cela ne finira jamais, je bégaye sur les genoux de grand-mère : Et après… et après… »415 ; « Après trois tours du jardin… »416 ;
Plus tard : « Mes parents vont te le dire plus tard, quand tu seras grand. »417 ; « L’envie d’écrire viendra plus tard, quand le fil d’argent de l’enfance sera cassé, quand viendront les mauvais jours, et arriveront les années dont je dirai : je ne les aime pas. »418 ; « Un an plus tard, c’étaient d’autres militaires étrangers qui occupaient notre pays. »419 ; « Le “tremblement de terre” n’est arrivé que trente-six ans plus tard, et ce n’était pas une réponse de la nature, mais celle des peuples. »420 ;
Le lendemain : « Le matin, nous avertissons quelques classes, le lendemain quelques autres. »421 ;
Au début : « Au début, il n’y avait qu’une seule langue. »422 ;
D’habitude : « Nous allons à l’école comme d’habitude. »423.
Le repérage de ces indices textuels justifie fort bien l’abondante présence des marqueurs temporels dans le récit autobiographique kristofien. En plus du vocabulaire temporel, nous observons dans L’Analphabète une récurrence de verbes d’action liés à la vie quotidienne. Ce sont entre autres : se réveiller, se lever, se doucher, s’habiller, aller au travail, faire les tâches ménagères, faire les courses, se coucher… L’auteure se montre explicite lorsqu’elle décrit une journée de sa vie quotidienne à Neuchâtel. Ce fait est bien illustré par cet extrait :
Je me lève à cinq heures et demie. Je nourris et j’habille mon bébé, je m’habille, moi aussi, et je vais prendre le bus de six heures trente qui me conduira à la fabrique. Je dépose mon enfant à la crèche, et j’entre dans l’usine. J’en sors à cinq heures du soir. Je reprends ma petite fille à la crèche, je reprends le bus, je rentre. Je fais mes courses au petit magasin du village, je fais le feu (il n’y a pas de chauffage central dans l’appartement), je prépare le repas du soir, je couche l’enfant, je fais la vaisselle, j’écris un peu, et je me couche, moi aussi424.
Cette description d’une journée type d’Agota Kristof, illustrée par les actions telles que : « je me lève », « je nourris », « j’habille, je m’habille », « je vais prendre le bus », « je dépose mon enfant », « j’entre dans l’usine », « j’en sors », « je reprends ma petite fille », « je reprends le bus, je rentre », « je fais mes courses », « je fais le feu », « je prépare le repas du soir », « je couche l’enfant », « je fais la vaisselle », « j’écris un peu », « je me couche » ; confirme son choix stylistique de proximité d’un langage ordinaire. Le champ lexical du quotidien (familier à tout individu), répertorié dans ce passage, peut être interprété comme une volonté de l’auteure de se faire comprendre facilement par tout le monde. Le bilan qu’elle dresse de son expérience quotidienne est également accessible. L’auteure renchérit la description de sa routine quotidienne à la page suivante en ces termes : « ces journées de travail mornes, ces soirées silencieuses, cette vie figée, sans changement, sans surprise, sans espoir. »425. En somme, l’emploi du lexique de la vie de tous les jours dénote clairement d’un langage ordinaire et familier. Ces verbes couramment utilisés ne sont pas étrangers à la réalité du lecteur puisqu’ils font bel et bien partie de sa vie quotidienne, c’est une expérience de la vie de tous les jours.
Ce qui peut également frapper dans le récit autobiographique kristofien, c’est l’omission volontaire quelquefois d’adjectifs possessifs dans certaines phrases. Par exemple, les substantifs « mère » et « père » sont souvent employés sans déterminant : « Père est en prison et nous n’avons aucune nouvelle de lui depuis des années. Mère travaille où elle peut […] Pendant une courte période, mère travaille dans la ville où je fais mes études »426. Elle aurait plutôt dû écrire : « mon père est en prison / ma mère travaille où elle peut … ». Nous pouvons comprendre cette allusion comme la marque d’un discours oral. Il semble important d’examiner attentivement la notion de la langue parlée. En effet, qu’entendons-nous précisément par discours oral ? Quelles sont les spécificités et les traits caractéristiques de ce type de discours ? Quel rapport pouvons-nous établir entre le discours oral et le discours écrit ? Le discours de L’Analphabète s’apparente-t-il réellement à la langue parlée ? Si oui, comment cela est-il perceptible ?
La consultation du Dictionnaire de didactique des langues a permis de faire un éclairage sur la distinction à faire entre le code oral et le code écrit : deux systèmes linguistiques qui évoluent chacun selon sa particularité. La langue orale semble moins contraignante, tandis que pour l’écrit, c’est tout le contraire. À l’oral, le destinateur semble avoir plus de liberté. L’extrait suivant est très significatif :
Le destinateur produit des ratés, des ruptures de construction, des lapsus, des hésitations qui, à l’écrit, pourraient être éliminés, gommés, raturés. L’extraction, la phrase segmentée sont fréquentes dans les discours parlés. L’oral apparaît ainsi potentiellement plus allusif, plus économique que l’écrit. L’oral et l’écrit n’ont pas le même statut sociolinguistique : l’écrit, presque toujours scolaire par les conditions dans lesquelles il est appris, est senti comme plus réglé, plus contraint, plus valorisant ou dévalorisant que l’oral, plus « soutenu ». Ces traits, liés à ceux inventoriés plus haut, font du discours écrit un mode de communication moins « affectif », moins « spontané », plus distancié que le discours oral427.
Cette analyse du Dictionnaire de didactique des langues montre bien la distinction à faire entre le discours oral et le discours écrit. Les traits caractéristiques de l’oral y sont parfaitement dévoilés. Primo, la langue orale est caractérisée par un discours organisé avec des ratés, des ruptures de construction, des lapsus, des hésitations, des raccourcis, des répétitions. Secundo, l’oral porte la marque du minimalisme en ce sens qu’il est plus allusif, plus économique. Tertio, le mode de communication de l’oral est plus affectif, plus spontané. À présent, essayons de voir si ces critères distinctifs se vérifient dans L’Analphabète. Nous pouvons affirmer sans ambages que le récit autobiographique kristofien répond bel et bien aux critères du discours oral. En effet, le caractère minimaliste des phrases de L’Analphabète, longuement analysé plus haut, justifie nos propos. La brièveté du texte est en elle-même évocatrice. L’auteure fait le plus souvent des raccourcis et son discours est semblable à celui d’un enfant. On observe également dans son discours des traits caractéristiques de la langue orale comme les répétitions, les hésitations et les ruptures de construction. Illustrons nos propos par quelques repérages concrets :
les répétitions : « Et, surtout… Et, surtout, surtout ! »428 / « Raconte, raconte donc »429 / « Et après… et après… »430. Ces indices textuels indiquent qu’il y a bien la marque de la répétition dans l’ouvrage.
les hésitations : « Punie… Ma mère… »431. On a l’impression qu’elle hésite ici à parler, comme si elle ne voulait pas dire certaines choses. Elle ne construit pas une phrase complète. Il y a en quelque sorte de la réticence dans son discours. Elle utilise un raccourci pour exprimer sa pensée.
les ruptures de construction : « Et je lis. Couramment, sans faute, aussi vite qu’on me le demande. »432. Même si ces deux phrases apparaissent bien construites et correctes, elles semblent appartenir davantage à la langue parlée. Ce qui pourrait engendrer une impression de cassure dans le discours. L’auteure pouvait exprimer son idée en une seule phrase : « Et je lis, couramment, sans faute, aussi vite qu’on me le demande ».
Ces exemples montrent que le discours de L’Analphabète s’apparente plus à la langue orale. La simplicité du discours porte la marque d’un langage ordinaire, familier. À l’issue de cette analyse, nous pouvons soutenir que les traits caractéristiques du discours oral déterminent généralement le choix du registre de langue. Manifestement, toutes les conditions sont réunies pour montrer que le style d’écriture de L’Analphabète est caractérisé par une syntaxe simplifiée, souvent approximative avec des phrases incomplètes et imprécises ainsi qu’un vocabulaire peu recherché, accessible à tout le monde. La langue utilisée appartient assurément au registre familier. Cela se confirme par la présence des marques du discours oral dans l’ouvrage. Les différentes démonstrations sur la syntaxe, le vocabulaire et le registre de langue, menées jusque-là, soutenues par des exemples concrets, permettent en fin de compte de justifier le minimalisme stylistique du récit autobiographique kristofien.
Le troisième et dernier aspect est le minimalisme du contenu narratif. La fragmentation formelle, le démantèlement syntaxique et l’exploration d’un vocabulaire peu recherché, évoqués précédemment, semblent se répercuter sur le contenu narratif de L’Analphabète. En effet, même si ce texte respecte l’ordre chronologique, il faut toutefois souligner que les évènements de l’intrigue se suivent sans que leurs rapports soient explicitement expliqués. Agota Kristof commence son autobiographie par l’étape de l’enfance « J’ai quatre ans. »433, puis arrive celle de l’adolescence « Quand j’entre à l’internat, j’ai quatorze ans. »434, pour s’achever à l’âge adulte « À l’âge de vingt-six ans, je m’inscris au cours d’été de l’Université de Neuchâtel, pour apprendre à lire. »435. À première vue, ce récit autobiographique est linéaire (il semble avoir une cohérence dans l’ordre chronologique) ; mais, en suivant de près le développement de l’intrigue, le lecteur peut s’interroger sur la manière dont l’auteure passe rapidement d’une étape de sa vie à une autre. On assiste ici à une accélération dans la narration de l’histoire. La vitesse de la narration peut faire allusion à l’équation dite « sommaire » : TR < TH436. Cette équation voudrait signifier que le temps du récit (temps pris pour raconter les événements propres à l’histoire, qui se compte donc en nombre de lignes, de paragraphes, de pages, de chapitres) est inférieur au temps de l’histoire (durée des évènements vécus par les personnages, qui se compte donc en secondes, minutes, heures, jours, mois, années). L’effet de la vitesse narrative (l’accélération) permet de mettre l’accent sur les moments intenses de l’histoire d’Agota Kristof. C’est pourquoi l’auteure passe sous silence d’autres moments de son histoire qu’elle juge, sans doute, moins importants. On a l’impression qu’elle raconte son histoire avec une fréquence moyenne de dix ans. Elle insiste seulement sur certains moments de sa vie : étape de l’enfance (de quatre à neuf ans), étape de l’adolescence (quatorze ans), étape de l’âge adulte en deux sous-étapes (vingt-et-un ans, marqué par l’exil, et vingt-six ans, celui du début de l’apprentissage du français). Nous remarquons qu’il y a bien un bel écart d’années entre les évènements vécus par Agota Kristof et le temps du récit qui ne restitue pas totalement les évènements de l’histoire de sa vie. Le lecteur peut s’interroger sur la brièveté de la narration dans la mesure où il rencontre dans ce récit des évocations liées à certains moments de la vie de l’auteure alors que d’autres, nombreux, sont juste évoqués ou passés sous silence. Or, ils auraient pu être développés dans la narration de l’auteure. Pour mieux comprendre cela, référons-nous, dans sa narration, à certaines évocations du temps de l’histoire. Elles sont pour la plupart moins développées : « Les années cinquante. »437 / « Quand j’avais neuf ans, nous avons déménagé. »438 / « Je parle le français depuis plus de trente ans, je l’écris depuis vingt ans… »439 / « Mars 1953 »440 / « … en Hongrie, il y en a eu trente mille en 1956. »441 / « J’ai vingt et un ans. Je suis mariée depuis deux ans, et j’ai une petite fille de quatre mois. »442 / « Mais surtout, ce jour-là, ce jour de fin novembre 1956, j’ai perdu définitivement mon appartenance à un peuple. »443 / « Après un mois passé à Lausanne, nous passons encore un mois à Zurich, logés dans une école en forêt. »444 / « Le succès de cette pièce, jouée pendant plusieurs mois, m’a apporté à l’époque un très grand bonheur et m’a encouragée à continuer d’écrire. Deux ans plus tard une autre de mes pièces est créée au Théâtre de la Tarentule, à Saint Aubin… »445 / « En 1983, j’accepte de travailler avec l’école de théâtre du Centre culturel neuchâtelois. »446 / « Et pourtant, deux ans plus tard, j’ai sur mon bureau un grand cahier qui contient une histoire cohérente, avec un début et une fin, comme un vrai roman. »447 / « Trois ans plus tard, je me promène dans les rues de Berlin avec ma traductrice, Erika Tophoven. »448 / « Mon enfant va bientôt avoir six ans, elle va commencer l’école. Moi aussi, je commence, je recommence l’école. À l’âge de vingt-six ans, je m’inscris aux cours d’été de l’Université de Neuchâtel, pour apprendre à lire. »449 / « Deux ans après, j’obtiens mon Certificat d’Études françaises avec mention honorable. »450. Tous ces moments de sa vie, passés sous silence, méritaient d’être mieux développés. Cette accélération narrative de son autobiographie peut donc déconcerter le lecteur ; des épisodes de l’histoire lui échappent. Par exemple, elle passe sous silence la période allant de la fin de l’internat jusqu’au moment de l’exil. On ne sait rien de sa vie après les années lycée, de sa vie professionnelle et matrimoniale en Hongrie. Elle raconte sa vie de façon séquentielle : une sorte de maquette donnée à son lecteur. De plus, les motifs qui amènent les personnages à agir ne sont pas plus précisés que certains évènements ; l’auteure semble avare d’informations les concernant. Prenons l’exemple de son père. Elle le présente à la page 5 comme « le seul instituteur du village » ; le lecteur ne sait plus rien de lui, jusqu’à la page 19 où elle mentionne qu’il est « en prison » sans toutefois donner de précisions sur les conditions qui l’ont conduit à l’incarcération. D’autres exemples sur les personnages, dont on ne sait pas grand-chose, foisonnent dans ce récit autobiographique : « l’oncle Guéza »451 / « ma tante »452 / « Joseph »453 / « mon mari ; ma petite fille »454 / « Gisèle »455 / « Gilles Carpentier »456 / « Erica Tophoven »457 / « J’aurai encore deux enfants. »458. Comme on le voit, l’écriture minimaliste kristofienne peut aussi se caractériser par le portrait insuffisant des personnages et la banalité de leurs actions. L’auteure semble se garder de tout commentaire sur certains personnages de son récit. Cela vient donc corroborer le minimalisme du contenu narratif de son récit autobiographique.
Pour terminer, nous pouvons affirmer que le style de L’Analphabète peut être considéré comme une esthétique de la concision. Ce texte, qui exemplifie parfaitement l’écriture minimaliste de l’auteure, paraît dépouillé et dépourvu de toute résonance esthétique. Son style minimaliste est fait d’une syntaxe peu compliquée avec des phrases courtes et un vocabulaire simple. Le vocabulaire est extrêmement réservé : pas d’interjections, pas d’exclamations (seuls cinq points d’exclamation, qui pourraient exprimer de l’affectivité chez l’auteure, sont repérés dans tout le texte)459. Le langage figuratif ou métaphorique y est presque absent. En ce qui concerne le minimalisme sur le plan du contenu, il faut souligner la réduction de l’intrigue, des personnages et du décor. À cela s’ajoutent l’absence de relations de causalité logiques entre les événements et celle de la progression temporelle. Les scènes sont juxtaposées sans transition. Les personnages, leurs actions, la mise en scène et les descriptions sont réduites au minimum. Le récit est très linéaire : cette stylisation est certainement due au fait que Kristof cherche moins à impressionner ses lecteurs par des descriptions trop détaillées qu’à leur donner l’essentiel de son message. Le résumé de l’éditeur à la quatrième de couverture semble mieux synthétiser la démarche de l’auteure : « Ces histoires ne sont pas tristes, mais cocasses. Phrases courtes, mot juste, lucidité carrée, humour, le monde d’Agota Kristof est bien là, dans son récit de vie comme dans ses romans »460. La particularité du récit autobiographique kristofien est ainsi mise en évidence.
2 - Une autobiographie en procès
Si la première partie de ce chapitre a permis, à partir des trois traits du minimalisme (forme, style et contenu narratif) développés par Fieke Schoots, de montrer le caractère allusif du récit autobiographique kristofien, il convient maintenant en s’appuyant sur la pensée critique d’exposer plus en détail la particularité de ce récit de soi. Ainsi, dans le prolongement de la première partie, l’analyse précise du texte permettra de mieux situer l’auteure dans son contexte : quelle est sa posture face aux définitions de l’autobiographie ? Suit-elle les conventions traditionnelles de l’écriture autobiographique telles que Jean Starobinski et Philippe Lejeune les ont définies ou fait-elle au contraire preuve d’originalité dans la construction de son récit ?
La précédente étude, axée sur la forme, le style et le contenu narratif, a permis de justifier la nature allusive de L’Analphabète d’Agota Kristof. D’une manière globale, le texte examiné se caractérise par la brièveté de sa forme, par une syntaxe nue, des phrases courtes et par une intrigue peu développée. Les courts chapitres sont tous construits selon le même schéma : à partir d’un épisode particulier de sa vie, l’auteure passe succinctement aux questions universelles qu’elle juge importantes de narrer. D’autres questions (pas moins importantes) sont juste évoquées. L’Analphabète semble être alors le prototype d’une autobiographie minimaliste. L’auteure, elle-même, semble se distancier ouvertement de son bref texte. Elle ne le conçoit pas comme une œuvre inspirée provenant d’un profond désir comme l’a été Le Grand Cahier. Sans doute n’avait-elle jamais désiré produire un texte qui raconterait son histoire. Si tel est le cas, pourquoi donc réaliser une telle œuvre ? Dans quelles conditions l’a-t-elle faite ? Les recherches de Marie-Thérèse Lathion sur les manuscrits d’Agota Kristof conservés aux Archives littéraires de la Bibliothèque nationale suisse (à Berne) semblent être une piste qui nous aide à comprendre le regard critique de l’auteure vis-à-vis de son récit autobiographique. Le rapport de la chercheure sur la question est pertinent :
Les ALS (Archives littéraires suisses) conservent les tapuscrits des nouvelles publiées dans C’est égal, aux Éditions du Seuil, en 2005. Il faut toutefois noter que quatre de ces nouvelles sont restées inédites, Agota Kristof n’ayant pas voulu les éditer : on sait, elle s’est exprimée à ce sujet, que certaines sont rédigées à partir des poèmes hongrois dont elle récuse à présent le « mensonge romantique des mots » […] Cette section du fonds comprend également les textes brefs rédigés pour honorer la commande du magazine mensuel Du, de Zurich, qui les a publiés en traduction allemande en 1989 et 1990. Là encore, Agota Kristof récuse ces textes, ainsi que leur parution en recueil, et en français, sous le titre de L’Analphabète461.
Cette piste semble nous dévoiler qu’Agota Kristof aurait écrit dans sa langue maternelle des textes, traduits plus tard en français. Est-ce vraiment le cas pour L’Analphabète ? On en est pas très sûr. Cette dernière hypothèse reste encore à vérifier. La brièveté de son texte aurait-elle un lien avec la question de la traduction ? Il est vrai que la traduction peut présenter certaines insuffisances notamment celle liée à la fidélité du texte. Une vieille expression italienne ne dit-elle pas que toute traduction est trahison ? « Traduttore, traditore », littéralement : « traducteur, traître »462. Le célèbre poète français de la Renaissance, Joachim du Bellay, déjà en 1549, reprenait à son compte cette expression dans son livre de référence, intitulé La deffence et illustration de la langue françoyse :
Je ne croyray jamais qu’on puisse bien apprendre tout cela des traducteurs, pour ce qu’il est impossible de le rendre avecques la mesme grace dont l’autheur en a usé : d’autant que chacune langue a je ne scay quoy propre seulement à elle, dont si vous efforcez exprimer le naif en une autre langue, observant la loy de traduyre, vostre diction sera contrainte, froide, et de mauvaise grace […] Mais que diray-je d’aucuns, vrayement mieux dignes d’estre appellés traditeurs que traducteurs ? veu qu’ilz trahissent ceux qu’ilz entreprennent exposer, les frustant de leur gloire, et par mesme moyen seduysent les lecteurs ignorants, leur montrant le blanc pour le noyr463.
Nous comprenons à travers la réflexion de Joachim du Bellay que la traduction peut bien trahir la pensée d’un auteur. Et cette trahison qui s’exprime à plusieurs niveaux peut conduire à la transformation de la réalité des choses jusqu’à confondre « le blanc » et « le noir ». Vu sous cet angle, la possible traduction de L’Analphabète du hongrois au français pourrait être l’une des raisons de sa particularité. On peut y déceler d’éventuelles traces de trahison dans sa traduction. Mais, à bien y regarder, sommes-nous en mesure de soutenir cette thèse ? Agota Kristof a-t-elle vraiment écrit ce texte dans sa langue maternelle ? Il semble important de comprendre la démarche de l’auteure. Même si elle s’est inspirée du modèle des poèmes hongrois pour rédiger ces courts textes, rien ne justifie qu’ils aient été écrits dans cette langue puis traduits en français. Dans un entretien sur son activité d’écrivaine consacré à Erica Durante, Agota Kristof donne des précisions claires et nettes sur l’écriture de L’Analphabète :
On m’avait proposé de rédiger des articles pour la revue Du. Chaque mois, j’écrivais un texte, mais je n’avais jamais pensé les éditer. Je ne les aime pas du tout. Mais quelqu’un a trouvé que ces textes avaient été traduits en allemand, alors que je les avais écrits en français. C’est à ce moment-là qu’on m’a demandé de les publier. J’ai dit que ça m’était égal. Il en existe maintenant plusieurs traductions, que je n’aime pas. D’ailleurs, on va bientôt en éditer une autre, en hongrois. Ça m’agace. Je n’aurais pas voulu. J’ai honte devant mes amis hongrois de ce livre. Ça aurait dû être évité. S’il y a quelque chose dont je me repens, c’est bien de L’Analphabète. C’était une œuvre de commande. Je devais penser tout le mois à ce que je pouvais y inclure, et je laissais la littérature de côté, parce que pour moi, L’Analphabète, ce n’est pas de la littérature, c’est du mauvais journalisme. C’est autobiographique464.
Analysons minutieusement les lignes susmentionnées. Elles clarifient un certain nombre de choses notamment, les conditions d’écriture, la langue et le genre de L’Analphabète. En restant fidèles aux propos d’Agota Kristof, nous comprenons aisément qu’elle a écrit ce texte sur commande. Elle devait penser, tous les mois, à ce qu’elle pouvait écrire pour la revue Du. La fréquence mensuelle de la commande axée sur la rédaction d’articles de magazine semble justifier, dans une certaine mesure, l’écriture minimaliste de son récit de vie. Un deuxième élément à relever est la langue d’écriture de ce texte. L’hypothèse selon laquelle son texte aurait été écrit en hongrois puis traduit en français est loin d’être vraie. En réalité, Kristof l’a bel et bien écrit directement en français. Mais, elle regrette une telle écriture dont elle est peu fière. Cet état de fait semble la bouleverser puisqu’elle l’oblige à s’interroger sur le caractère littéraire de son texte. Catégorique, elle reconnaît que ce texte n’est pas de la littérature : « […] parce que pour moi, L’Analphabète, ce n’est pas de la littérature, c’est du mauvais journalisme. C’est autobiographique »465. Il semble que l’auteure ait voulu s’essayer à l’écriture du journal, racontant au jour le jour des évènements de sa vie qui ne sont pas forcément destinés à la publication. Elle se rend à l’évidence que cet écrit ne relève pas du journal mais de l’autobiographie puisqu’elle n’arrive pas à restituer quotidiennement quelques épisodes de sa vie. La situation de l’entre-deux genres du moi (le journal et l’autobiographie), dans laquelle elle se trouve, pousse Kristof à considérer que son écrit n’est pas vraiment de la littérature. Nous ne reviendrons pas sur la question de la frontière entre le journal intime et l’autobiographie puisqu’elle a été longuement développée dans la première partie du présent mémoire. Agota Kristof poursuit son argumentation en laissant entendre qu’elle n’avait jamais envisagé d’écrire sa vie de la sorte et, à plus forte raison, de la publier, d’où la pertinence de son mépris pour cette œuvre. Dans une autre interview accordée à Radio France internationale en 2008 et citée par Sara De Balsi466, Agota Kristof, sans détour, livre parfaitement ses vérités sur la valeur de cette œuvre :
[Sur L’Analphabète] Je dis toujours, c’est peut-être pas gentil, mais j’aime pas tellement ce livre, parce que pour moi ce n’est pas vraiment de la littérature. […] Ça s’apparente plutôt à une écriture journalistique. Pour moi la littérature c’est quelque chose d’inventé, c’est pas des récits sur soi. […] À un moment donné j’ai été dégoûtée de la littérature. Je n’aime plus du tout mes poèmes hongrois, je n’aime plus du tout L’Analphabète. […] Je préfère la fiction, c’est le plus intéressant dans l’écriture, lorsqu’on invente467.
Dans la citation ci-dessus, l’auteure avoue ne pas aimer son écrit pour la simple raison qu’il n’est pas de la vraie littérature. On pourrait alors se demander : qu’est-ce que la vraie littérature ? Est-ce seulement le fait de produire des œuvres fictionnelles et non factuelles ? Or, nous savons bien que l’imaginaire et la réalité sont des composantes littéraires. La fiction narrative peut être considérée comme un instrument interprétatif pouvant nous aider à donner du sens à tout ce qui se passe dans notre vie, par ricochet, à comprendre le monde qui nous entoure. Dans la réalité, nous sommes amenés à raconter et interpréter la vie comme si elle était un roman. Certes, les deux mondes que sont réalité et fiction avancent parallèlement mais peuvent parfois se croiser. Ils peuvent conjuguer leurs actions dans une même œuvre littéraire comme c’est le cas pour l’auto-fiction. Partant de là, il semble important de chercher à comprendre pourquoi Agota Kristof récuse la valeur littéraire de son autobiographie. Pour quelles raisons semble-t-elle concevoir la « littérature » comme le fait de produire des œuvres d’invention et non des récits sur soi ?
Loin d’être prétentieux, nous avons l’impression qu’Agota Kristof essaie de faire comprendre que la littérature, pour elle, ne se réduit pas au témoignage, au discours émotionnel sur soi. C’est peut-être la raison pour laquelle elle n’admet pas son récit autobiographique dans la mesure où cette œuvre semble parfois viser la subjectivité puisqu’elle livre un témoignage sur des faits réels. Cela pourrait se justifier à travers la marque du pronom personnel « je » qui abonde dans tout le texte. L’exemple de l’insupportable solitude qu’elle décrit est illustratif : « Je pleure la perte de mes frères, de mes parents, de notre maison familiale qu’habitent à présent des étrangers. Je pleure surtout ma liberté perdue. […] Je pleure aussi mon enfance, notre enfance à nous trois, à Yano, à Tila et à moi. »468. Le lecteur peut percevoir à travers ces phrases à tonalité lyrique, une marque de subjectivité. Or, nous savons que les choix stylistiques kristofiens s’inscrivent dans la quête continuelle de l’objectivité parfaite des faits. L’auteure se méfie profondément de tout ce qui est de l’ordre de la sensibilité. On se souvient bien de cette phrase : « Les mots qui définissent les sentiments sont très vagues ; il vaut mieux éviter leur emploi et s’en tenir à la description des objets, des êtres humains et de soi-même, c’est-à-dire à la description fidèle des faits »469. L’écriture kristofienne se veut la plus objective possible. Cela nous aide, dans une certaine mesure, à comprendre, pourquoi l’auteure semble ne pas être fière de ses écrits à tonalité subjective. Portée vers l’objectivité et par souci de cohérence stylistique, Agota Kristof peut se permettre de récuser, malgré tout, son récit autobiographique. D’ailleurs, l’auteure soutient qu’il répond davantage à des besoins éditoriaux qu’artistiques. Fort de toutes ces analyses, il convient de clarifier que l’auteure semble prêter elle-même le flanc aux critiques qui pourraient légitimement discuter la valeur littéraire de son texte. En effet, dans le récit intitulé, L’Analphabète, sous-titré Récit autobiographique, Agota Kristof jette, à traits rapides et en onze chapitres, quelques épisodes des évènements de sa vie. Le lecteur averti semble, à première vue, dérouté par cette forme d’écriture. Comment, à travers un nombre réduit de pages (cinquante-sept) et avec un style d’écriture dépouillée, l’auteure suisse d’origine hongroise arrive-t-elle à raconter quelques épisodes importants de son histoire ? À examiner les choses de plus près, Agota Kristof ne fait-elle pas preuve d’audace et d’originalité en produisant une autobiographie dépouillée ? La particularité de cet écrit ne constitue-t-elle pas bien au contraire sa force ? Porter un regard autre que celui que nous développions précédemment permettra de comprendre que L’Analphabète relève bien d’un défi d’écriture.
Commençons par rappeler que le style du discours kristofien suppose un art de simplicité et de synthèse. L’Analphabète que nous étudions obéit à cette loi esthétique pour la simple raison qu’il est un récit allusif racontant toute une vie en onze brefs chapitres. Cette esthétique de la brièveté est fondée probablement sur un travail d’épuration. Le lecteur se rendra bien compte que ce récit est sans fioritures. En optant pour un langage simple et accessible à tout le monde, Kristof va droit à l’essentiel : elle dévoile sa personnalité à l’humanité. Il s’agit donc d’une écriture parfaitement lisible, neutre, sèche et refusant les ornements complexes de la forme, du style et du contenu. Le travail d’épuration renverrait en quelque sorte à la référence métaphorique de la blancheur de l’écriture. Ainsi se pose la question : faut-il admettre un rapport entre la poétique minimaliste kristofienne et le concept de l’écriture blanche ? Interrogeons-nous d’abord sur l’hypothèse d’une écriture blanche ; est-ce que ça existe, et si oui, qu’est-ce que cela veut dire ?
Soulignons que c’est Roland Barthes qui a instauré l’expression d’« écriture blanche », dans Le degré zéro de l’écriture, pour désigner un minimalisme stylistique caractéristique de la littérature d’après-guerre. Il faut entendre l’« écriture blanche » comme on parlerait d’une voix blanche, c’est-à-dire sans intonation, dans une sorte d’absence énonciative. Barthes la définit comme une écriture « neutre », « plate », « atonale », « amodale », « transparente » ; plus encore, comme ce qui, dans le style même, nie la littérature : une écriture « alittéraire », « une absence idéale de style »470. Le développement de la pensée du critique littéraire et sémiologue français se résume en ces termes :
Il s’agit de dépasser ici la Littérature en se confiant à une sorte de langue basique, également éloignée des langages vivants et du langage littéraire proprement dit. […] Si l’écriture est vraiment neutre, si le langage, au lieu d’être un acte encombrant et indomptable, parvient à l’état d’une équation pure, n’ayant pas plus d’épaisseur qu’une algèbre en face du creux de l’homme, alors la Littérature est vaincue, la problématique humaine est découverte et livrée sans couleur, l’écrivain est sans retour un honnête homme471.
On comprend alors avec Barthes que l’« écriture blanche » doit porter la marque de la liberté et de l’objectivité. C’est l’émergence contemporaine d’un style dépouillé, marqué par la neutralité, la sobriété, la négativité. L’écrivain, aujourd’hui, sait que l’espace littéraire est celui de sa liberté ; et l’écriture minimaliste ou l’écriture blanche est l’une des expressions de cette liberté dans la mesure où elle renonce aux effets. Ainsi, Annie Ernaux, parlant de son style, le qualifie elle-même « d’écriture plate » faisant bien sûr allusion à la référence métaphorique de la blancheur développée par Barthes. Cette femme de lettres française l’utilisait en écrivant autrefois à ses parents pour leur dire les nouvelles essentielles. À travers ce style d’écriture, elle parvient à livrer les faits dans leur nudité, n’offrant aucun signe de la subjectivité et de l’émotion. C’est la raison pour laquelle ses lettres étaient volontairement concises et sans effet de style et de la « belle langue », à la limite du dépouillement. L’auteure revendique ce style d’écriture dans La Place. Cette œuvre écrite en 1983 après la mort de son père, en hommage à celui-ci, est considérée non seulement comme une biographie de son père, mais aussi comme une autobiographie où elle raconte comment elle a changé de milieu social, en devenant étudiante, puis enseignante et écrivain. C’est dans cet ouvrage que l’auteure expose son choix esthétique.
Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre d’abord le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant » ou d’« émouvant ». […] Aucune poésie du souvenir, pas de dérision jubilante. L’écriture plate me vient naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les nouvelles essentielles472.
À partir des analyses de Roland Barthes sur l’« écriture blanche » et d’Annie Ernaux sur l’« écriture plate », nous comprenons aisément qu’il existe, dans la littérature contemporaine, différents types d’écriture minimaliste. Ces écritures, qu’elles soient qualifiées de « blanche » ou de « plate », font partie bien évidemment du style d’écriture minimaliste. Les raisons sont qu’elles se focalisent toutes sur une chose bien spécifique : une histoire simple et concise caractérisée par une écriture sans ornements ni fioritures. Comme évoqué précédemment, L’Analphabète d’Agota Kristof répond fort bien aux critères de ce style d’écriture. Même si elles proviennent d’horizons très différents et formés par deux mondes contradictoires : le milieu petit-commerçant et la bourgeoisie pour Annie Ernaux, et le milieu ouvrier dans une usine d’horlogerie pour Agota Kristof, ces deux écrivaines contemporaines sont toutefois parvenues à adopter le minimalisme comme style d’écriture.
En narrant l’histoire de sa vie, Agota Kristof adopte une poétique minimaliste face à la langue apprise tardivement. Cette écriture est figurée par le choix d’une « écriture blanche », neutre, résultant d’un refus volontaire du style trop recherché. Pour Kristof, le plus important réside ici dans le fait lui-même et non dans la manière dont il est communiqué. Il faut donc tout réduire au plus important et cela objectivement. Effectivement, dans son récit autobiographique, la forme stylistique et linguistique s’efface au profit du message véhiculé, ce qui le rend encore plus percutant. En peu de mots, Kristof arrive à plonger le lecteur dans son passé. Et de plus, il nous importe de remarquer qu’elle choisit librement de raconter ce qu’elle juge important. Elle use ici de la liberté de l’autobiographe qui choisit les évènements de sa vie qu’il voudrait partager. Le souci de la pudeur marqué par les implicites et les non-dits peut aussi justifier la brièveté de son récit. Kristof passe sous silence plusieurs épisodes de sa vie tels que : l’absence de son père, la vie professionnelle en Hongrie, la réalité de son second mariage. Elle fait preuve d’une écriture carrée, précise, sans fioritures et d’un ton ferme, autoritaire, définitif qui abordent des thématiques qui lui sont chères notamment l’identité culturelle, l’exil, la solitude, la question de l’entre-deux langues, l’immigration, l’écriture, etc. À travers L’Analphabète, Kristof parvient à pratiquer une écriture sèche et dépouillée qui est la marque des minimalistes. Cette forme d’écriture mise, avant tout, sur le non-dit, sur le sous-texte et sur le pouvoir de suggestion. L’épuration du superflu, la retenue de l’embellissement et l’économie des moyens formels, stylistiques et narratifs mis en place provoquent une ouverture du sens et de la perception qu’il revient au lecteur de combler. Une telle écriture implique donc un pouvoir de suggestion chez ce dernier, comme si l’autobiographe demandait l’investissement émotif, intellectuel, existentiel du lecteur. En somme, il convient de noter que son récit est bel et bien une autobiographie puisqu’il obéit à toutes les conditions du genre (la forme du langage, le sujet traité, la situation de l’auteur et sa position) développé par le spécialiste français Philippe Lejeune. Rappelons-le, L’Analphabète est un récit en prose qui raconte l’histoire de la vie d’Agota Kristof elle-même : à la fois auteure, narratrice et personnage principal de son texte. On note bien ici l’identité nominale de l’auteur, du narrateur et du personnage principal. Même si le pacte autobiographique n’est pas clairement défini dans ce texte, le sous-titre de l’œuvre, « Récit autobiographique », est une bonne piste que devrait exploiter le lecteur pour comprendre qu’il a bien affaire à une autobiographie.
À partir des réflexions de Jean Starobinski et Philippe Lejeune, il convient de regarder si L’Analphabète obéit au style traditionnel de l’autobiographie. En réfléchissant sur l’autobiographie, Jean Starobinski soulignait que la tâche de ce genre littéraire doit essentiellement obéir à ces critères spécifiques : identité entre le « narrateur » et le « héros » de la narration ; être en présence d’une « narration » et non d’une « description » avec intrusion de la durée et du mouvement ; une narration qui retrace le parcours d’une vie dans « une suite temporelle suffisante »473. Le critique conclut qu’en dehors de ces conditions générales, il n’est pas question de parler d’autobiographie. Il soutient également que l’autobiographe, après avoir respecté les basiques, est libre d’orienter son écriture comme il le souhaite. C’est lui seul qui détermine la forme, le style et le contenu de son texte. Dans l’interprétation du style de l’autobiographie, il faut impérativement tenir compte de la valeur de la marque individuelle, c’est-à-dire, l’appréciation personnelle de l’écrivain. Ainsi, le style d’un autobiographe peut différer d’un autre. Le style du récit autobiographique kristofien pourrait, par exemple, différer de celui des Confessions de Rousseau474 ou de La Place d’Annie Ernaux475 ou encore des Mémoires d’une jeune fille rangée476 de Simone de Beauvoir477. Tout cela pour insinuer que le caractère personnel et libre du style autobiographique permet au narrateur de révéler, d’une manière spécifique, l’histoire de sa vie passée. En se référant à la notion de l’arbitraire de la narration, l’autobiographe peut délibérément opter pour un texte bref ou long, pour une syntaxe et un vocabulaire simples ou complexes, pour un contenu allusif ou explicite. Cette liberté stylistique légitime, d’une certaine manière, le choix d’Agota Kristof pour une écriture extrêmement sobre et dépouillée. En dépit de son caractère particulier, nous pouvons soutenir que L’Analphabète obéit bel et bien au style traditionnel de l’autobiographie.
Faire une étude comparative entre L’Analphabète et d’autres autobiographies nous aiderait à mieux comprendre la particularité de ce récit. À défaut d’une analyse exhaustive, basée sur plusieurs autobiographies, nous choisissons délibérément de faire une étude comparée entre L’Analphabète et les Mémoires d’une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir.
D’entrée de jeu, soulignons que l’analyse des Mémoires d’une jeune fille rangée suscite toujours des débats sur la nature de son genre littéraire. L’œuvre est-elle proche de l’autobiographie ou plutôt similaire au genre mémorial ? Notre travail, qui se veut allusif, analysera l’œuvre de Simone de Beauvoir comme une autobiographie et non comme des Mémoires. Il est vrai que les Mémoires d’une jeune fille rangée se situent à la frontière entre une autobiographie classique et des Mémoires. En effet, dans ce récit, Simone de Beauvoir semble traiter tant de sa personnalité et de sa construction individuelle que de ses engagements dans la société et de sa vision des évènements historiques de son époque. L’auteure raconte chronologiquement son enfance et son adolescence parisienne, son milieu social (la bourgeoisie d’extrême-droite avec ses contradictions), ses élans, ses études, ses crises intellectuelles, morales, religieuses. Dans le prière d’insérer de l’édition originale, l’écrivaine définit plus précisément le sujet de son ouvrage :
[…] Cependant, alors que mes semblables embrassaient unanimement une même carrière, le mariage, les circonstances et mes goûts m’amenèrent à pousser mes études afin de gagner ma vie. Le passage d’une existence bourgeoise à la vie intellectuelle provoque habituellement des conflits qu’on a souvent décrits ; ils ont pris dans mon cas une forme assez régulière du fait que j’étais une femme. À mon histoire s’emmêlent celles de mes deux plus intimes amis, un garçon, une fille, qui n’eurent pas comme moi la chance de pouvoir échapper à leur condition et qui tous deux échouèrent tragiquement à s’en accommoder. En écrivant ces Mémoires, j’ai soigneusement respecté la vérité et en ce qui me concerne je n’en ai rien omis. On dira peut-être que je la reconstruis à la lumière de ce que je suis devenue ; mais c’est mon passé qui m’a faite, si bien qu’en l’interprétant aujourd’hui je porte témoignage sur lui478.
Simone de Beauvoir décrit donc dans son autobiographie comment elle a pu échapper à la fabrique des filles pour affirmer sa destinée professionnelle d’intellectuelle et d’écrivaine. L’analyse d’Hélène Baty-Delalande sur la question est une belle illustration :
La construction de l’identité et l’élan vers cette vie d’écrivain et intellectuelle qui sera la sienne ont pris la forme dialectique d’un affrontement avec les normes, et tout particulièrement celles assignées au genre féminin […] Le parcours de Beauvoir, en tant que femme, constitue à la fois un défi aux normes de son milieu ou de son temps, et une réalisation exemplaire, où se révèlent aussi bien les conditions de possibilité d’un tel parcours que les irréductibles contradictions concernant les représentations culturelles et sociales de la féminité479.
Si, à première vue, l’enjeu des Mémoires était particulièrement tourné vers Simone de Beauvoir à travers le récit d’un accomplissement singulier et exceptionnel, il semble témoigner aussi d’une portée universelle dans la mesure où il s’inscrit dans un contexte historique et social, celui des conditions de la femme et de sa destinée professionnelle. Nous comprenons ainsi que tout écrit qui entreprend de raconter l’histoire d’une vie personnelle n’est jamais entièrement coupé du monde qui l’entoure. Ainsi, dans l’écriture autobiographique se dégage ce que Georges Gusdorf appelle « la permanence du rapport au monde »480. Même si Simone de Beauvoir raconte sa vie privée, elle parvient toutefois à inscrire son récit dans une certaine universalité, dans une ouverture aux réalités de son milieu de vie. L’auteure semble alors revendiquer une représentation de la « généralité » dans son écriture autobiographique lorsqu’elle écrit :
Dans le roman, l’auteur ne s’introduit qu’indirectement. Il s’agit au contraire dans l’autobiographie de partir de la singularité de ma vie pour retrouver une généralité, celle de mon époque, celle du milieu où je vis. C’est extrêmement important, cette visée de la généralité, parce que si vous écrivez tout simplement un recueil d’anecdotes, il n’a aucune espèce d’intérêt pour personne. C’est le défaut de beaucoup de ces autobiographies qu’on voit aujourd’hui en France - je le sais bien, parce que parmi les manuscrits que je reçois, il y a toujours une pile d’autobiographies ; des femmes surtout racontent leur vie sans s’occuper de savoir si les épisodes ont un intérêt quelconque pour autrui. Elles ne dépassent pas l’anecdote, elles restent dans la facticité de la vie quotidienne. Leurs récits sont oiseux. Pour que l’autobiographie ait un intérêt, il faut avoir eu des expériences qui concernent un grand nombre de gens. Et c’est pourquoi il y a un reproche qu’on m’a adressé parfois, que je trouve totalement injuste, bien qu’a priori il puisse paraître justifié : le reproche de narcissisme. Il y a des gens qui m’ont dit : il faut beaucoup de narcissisme pour parler de soi pendant trois gros volumes. Et en vérité, s’il s’agissait uniquement de parler de moi et de me peindre, ce serait une entreprise très outrecuidante. Mais si je m’y suis décidée, c’est parce que j’ai pensé que j’étais à un moment de ma vie, et de mon époque, où je pourrais, en parlant de moi, parler d’autres choses. Le « je » dont je me sers est très souvent en vérité un « nous » ou un « on », qui fait allusion à l’ensemble de mon siècle plutôt qu’à moi-même […] D’autre part ce « je », lorsque je le prononce, c’est aussi le « je » d’une femme. Dans cette époque de transition pour les femmes, où elles marchent vers l’émancipation sans l’avoir encore obtenue, je pense qu’il est intéressant de voir une vie de femme ; le « je » que j’utilise est un « je » qui a une portée générale, il concerne un très grand nombre de femmes481.
À partir de cette longue réflexion beauvoirienne, nous percevons qu’en dépit de l’enjeu premier du parler de soi, toute autobiographie doit essayer de rendre compte de la réalité du monde. L’autobiographe ne raconte pas sa vie de façon isolée ; bien au contraire, il le fait en tenant toujours compte du contexte familial et social dans lesquels il évolue. Il est donc justifié d’interroger la nature du genre littéraire des Mémoires d’une jeune fille rangée. Bien évidemment, cette problématique mérite d’être longuement examinée ; mais comme nous l’avons précédemment souligné, ça ne sera pas l’objectif de notre analyse. Nous faisons l’économie de savoir en quoi l’œuvre de Simone de Beauvoir répond ou non aux critères de l’autobiographie. Nous nous engageons à ne l’analyser uniquement que sous la visée autobiographique. Notre analyse comparative sur L’Analphabète et Mémoires d’une jeune fille rangée portera essentiellement sur le style d’écriture des deux autobiographies. Nous chercherons à y déceler les similitudes et les divergences afin de montrer la particularité du récit autobiographique kristofien.
Le premier élément qui saute aux yeux est l’analyse du titre des deux autobiographies. Comme le laisse penser le titre « L’Analphabète. Récit autobiographique », Agota Kristof est le personnage principal de ce texte. L’article défini « l’ » montre bien qu’il s’agit de l’auteure, elle-même. Par contre, le titre de l’œuvre de Simone de Beauvoir est interrogateur : « Mémoires d’une jeune fille rangée ». Si le terme « Mémoires » renvoie d’une certaine façon à un récit de vie d’une personne, il n’est pas sûr à la lecture du titre qu’il s’agisse forcément de Simone de Beauvoir. Mais à bien analyser, l’auteure choisit d’utiliser la périphrase482 « une jeune fille rangée » pour se désigner. Même si l’utilisation du déterminant « une » semble évoquer un personnage indéfini ou renvoyer à plusieurs jeunes filles à la fois, il s’agit bel et bien de l’histoire de Simone de Beauvoir. On observe bien dans l’ensemble de l’œuvre une concordance entre le nom de l’auteur apparaissant sur la couverture et le nom du narrateur-personnage dans le texte. Cette identité nominale apparaît comme « l’expression minimale » de l’engagement autobiographique de l’auteur, pour reprendre les mots d’Éliane Lecarme-Tabone483. Ainsi, le lecteur comprend, dès les premières pages des Mémoires d’une jeune fille rangée, qu’il a bien affaire à une autobiographie de Simone de Beauvoir. Sur l’analyse des titres, nous pouvons soutenir qu’ils renvoient bien aux deux autobiographes même si celui d’Agota Kristof est plus explicite que celui de Simone de Beauvoir.
D’emblée, nous pouvons relever l’importance de la marque de l’indice personnel « je » dans le style traditionnel de l’autobiographie. Pour le spécialiste français de l’autobiographie, Philippe Lejeune, l’identité du « je » se manifeste dans le nom propre, avant même d’être présente dans la première personne :
Dans les textes imprimés, toute l’énonciation est prise en charge par une personne qui a coutume de placer son nom sur la couverture du livre et sur la page de garde, au-dessus ou au-dessous du titre du volume. C’est dans ce nom que se résume toute l’existence de ce qu’on appelle l’auteur : seule marque dans le texte d’un indubitable hors-texte, renvoyant à une personne réelle, qui demande ainsi qu’on lui attribue, en dernier ressort, la responsabilité de l’énonciation de tout le texte écrit. Dans beaucoup de cas, la présence de l’auteur dans le texte se réduit à ce seul nom484.
Rappelons donc avec Lejeune que pour qu’il y ait autobiographie, il faut impérativement une identité de nom entre l’auteur (tel qu’il figure sur la couverture), le narrateur du récit et le personnage. Cette triple identité (la présence de ces trois instances) renvoie bel et bien à une seule et même personne à travers le pronom personnel « je ». Sa marque, très perceptible dans L’Analphabète et dans les Mémoires d’une jeune fille rangée, permet de justifier le genre autobiographique des deux textes. En effet, Agota Kristof et Simone de Beauvoir, respectivement auteures des deux ouvrages, racontent leur histoire de vie à la première personne du singulier. On observe donc que ces deux textes obéissent fort bien à la condition fondamentale du style autobiographique à savoir la question de l’identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage principal. Procédons à quelques repérages textuels pour s’en convaincre.
Je lis tout ce qui me tombe sous la main, sous les yeux […] J’ai quatre ans […] Mon père est le seul instituteur du village […] La salle de mon père sent la craie, l’encre, le papier, le calme, le silence, la neige, même en été. La grande cuisine de ma mère sent la bête tuée, la viande bouillie, le lait, la confiture, le pain, le linge mouillé, le pipi du bébé, l’agitation, le bruit, la chaleur de l’été, même en hiver […] Il me donne un livre avec des images […] C’est ainsi que, très jeune, sans m’en apercevoir et tout à fait par hasard, j’attrape la maladie inguérissable de la lecture.485
Je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail […] Mon père avait trente ans, ma mère vingt et un, et j’étais leur premier enfant […] J’ai deux ans et demi, et ma sœur vient de naître […] Aussi loin que je me souvienne, j’étais fière d’être l’aînée : la première […] Mes parents répondaient avec bonne grâce à mes questions ; mon ignorance se dissipait dès l’instant où je la formulais […] Un jour, il se fit un déclic dans ma tête. Je contemplais l’image d’une vache, et les deux lettres, c, h, qui se prononçaient ch. J’ai compris soudain qu’elles ne possédaient pas un nom à la manière des objets mais qu’elles représentaient un son : j’ai compris ce que c’est qu’un signe. J’eus vite fait d’apprendre à lire486.
Nous remarquons dans ces deux extraits une récurrence du pronom de la première personne (pronom traditionnel de l’autobiographie) : « je » ; « j’ » ; « me » ; « m’ » ; « mon » ; « ma » ; « mes ». Ces indices personnels constituent un élément fondamental du style autobiographique en ce sens qu’ils renvoient à une référentialité personnelle d’Agota Kristof et de Simone de Beauvoir. À partir de la référentialité personnelle, plus précisément du passé, nous pouvons observer que ces deux autobiographes avaient, dès leur enfance, une passion pour la lecture : « C’est ainsi que, très jeune, sans m’en apercevoir et tout à fait par hasard, j’attrape la maladie inguérissable de la lecture. »487 ; « J’eus vite fait d’apprendre à lire »488. La constance pronominale de « la première personne » demeure toujours le permanent responsable de l’autobiographie. Ceci consolide d’ailleurs l’importance de l’expérience individualisante et des couleurs particulières dans le style autobiographique. Ainsi, nous pouvons percevoir dans le premier extrait qu’Agota Kristof, dès l’âge de quatre ans, fait l’expérience amoureuse de la lecture. De plus, elle arrive à décrire les réalités de sa famille telles que la profession et le lieu de travail de son père ainsi que l’ambiance de leur maison singularisée par la cuisine de sa mère. Ce même procédé est observable chez Simone de Beauvoir. L’auteure donne des informations sur sa date de naissance « Je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908 »489, sur les membres de sa famille et sur la joie d’être l’aînée de famille : « Mon père avait trente ans, ma mère vingt et un, et j’étais leur premier enfant […] J’ai deux ans et demi, et ma sœur vient de naître […] Aussi loin que je me souvienne, j’étais fière d’être l’aînée : la première »490.
Considérons un autre élément distinctif du style traditionnel de l’autobiographie : la question de la temporalité. Référons-nous une fois de plus à Gérard Genette pour comprendre que tout récit présente une chronologie particulière puisqu’il est composé d’une « séquence deux fois temporelle », en cela qu’il rend compte, d’une part, du « temps de l’histoire », entendu comme le temps de la chose racontée, et, d’autre part, du « temps du récit », c’est-à-dire du moment où l’histoire est racontée491. Ce critère doublement temporel du récit est également vérifiable dans toute autobiographie dans la mesure où elle met en scène un « je » passé, qui représente la figure de l’écrivain au cours de différentes périodes de sa vie, et un « je » présent, qui est le « je » écrivant, le « je » actuel qui raconte rétrospectivement l’histoire de son autre « je ». Cet aspect doublement temporel renvoie d’une certaine façon à la question de l’identité entre les trois instances du récit à savoir. L’écriture autobiographique semble se définir par une narration rétrospective organisée, à l’inverse d’autres genres du récit de soi tel que le journal intime, par exemple, qui livre des confidences au jour le jour. Ce qui nous intéresse ici, c’est bien la construction rétrospective de la narration et du développement chronologique du récit. Les deux autobiographies que nous comparons semblent être régies par ce même ordre chronologique. En effet, Agota Kristof raconte dans L’Analphabète son histoire de vie à partir de son enfance (1939) où elle vit auprès de ses parents en Hongrie ; jusqu’à l’âge adulte (1963), période à laquelle elle obtient son certificat d’études françaises. Relevons quelques extraits du début et de la fin du récit pour mieux comprendre :
Au début du texte, elle écrit :
Je lis. C’est comme une maladie. Je lis tout ce qui me tombe sous la main, sous les yeux : journaux, livres d’écoles, affiches, bouts de papier trouvés dans la rue, recettes de cuisine, livres d’enfant. Tout ce qui est imprimé. J’ai quatre ans. La guerre vient de commencer. Nous habitons à cette époque un petit village qui n’a pas de gare, ni l’électricité, ni l’eau courante, ni le téléphone. Mon père est le seul instituteur du village. Il enseigne à tous les degrés, du premier au sixième. Dans la même salle. L’école n’est séparée de notre maison que par la cour de récréation, et ses fenêtres donnent sur le jardin potager de ma mère492.
Vers la fin, elle écrit :
À l’âge de vingt-six ans, je m’inscris aux cours d’été de l’Université de Neuchâtel, pour apprendre à lire. Ce sont des cours de français à l’intention d’étudiants étrangers. Il y a là des Anglais, des Américains, des Allemands, des Japonais, des Suisses alémaniques. L’examen d’entrée est un examen écrit. Je suis nulle, je me retrouve avec les débutants. Après quelques leçons, le professeur me dit : « Vous parlez très bien le français. Pourquoi êtes-vous dans un cours de débutants ? » Je lui dis : « Je ne sais ni lire ni écrire. Je suis une analphabète » Il rit : « On verra tout cela ». Deux ans après, j’obtiens mon Certificat d’Études françaises avec mention honorable493.
À l’instar de L’Analphabète, les Mémoires d’une jeune fille rangée obéissent, elles aussi à cet ordre chronologique. Effectivement, Simone de Beauvoir commence par donner des informations essentielles sur sa naissance en 1908 (la date, l’heure et le lieu). Le récit se termine lorsqu’elle a vingt-et-un ans en 1929 par d’autres évènements importants de sa vie : sa préparation et son obtention brillante de l’agrégation, sa rencontre avec le philosophe Jean-Paul Sartre et son hommage rendu à sa meilleure amie Zaza qui meurt cette année-là. Procédons à quelques repérages textuels pour s’en convaincre :
Je suis née à quatre heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail. Sur les photos de famille prises l’été suivant, on voit de jeunes dames en robes longues, aux chapeaux empanachés de plumes d’autruche, des messieurs coiffés de canotiers et de panamas qui sourient à un bébé : ce sont mes parents, mon grand-père, des oncles, des tantes, et c’est moi. Mon père avait trente ans, ma mère vingt et un, et j’étais leur premier enfant. Je tourne une page de l’album ; maman tient dans ses bras un bébé qui n’est pas moi ; je porte une jupe plissée, un béret, j’ai deux ans et demi, et ma sœur vient de naître. J’en fus, paraît-il, jalouse, mais pendant peu de temps. Aussi loin que je me souvienne, j’étais fière d’être l’aînée : la première494.
Plus tard, elle écrit encore :
J’étais un peu effarouchée quand j’entrai dans la chambre de Sartre […] Toute la journée, pétrifiée de timidité, je commentai “le discours métaphysique” et Herbaud me reconduisit le soir à la maison […] « À partir de maintenant, je vous prends en main », me dit Sartre quand il m’eut annoncé mon admissibilité […] Quatre jours plus tard, je reçus un mot de Mme Mabille : Zaza était très malade ; elle avait une grosse fièvre, et d’affreux maux de tête. Le médecin l’avait fait transporter dans une clinique de Saint-Cloud ; il lui fallait une solitude et un calme absolus ; elle ne devait recevoir aucune visite : si la fièvre ne tombait pas, elle était perdue […] Quand je la revis, dans la chapelle de la clinique, elle était couchée au milieu d’un parterre de cierges et de fleurs495.
Nous pouvons donc observer à partir de ces analyses que les deux récits autobiographiques d’Agota Kristof et de Simone de Beauvoir rendent compte d’une construction rétrospective de la narration et d’un déroulement parfaitement chronologique du récit. C’est bien la position de Michel Braud lorsqu’il précise que même si, parfois, il peut surgir des discordances dans l’ordre des évènements dans une autobiographie, la narration ultérieure doit s’évertuer à rechercher l’obéissance de l’ordre chronologique, et cela, par souci de fidélité et de cohérence aux faits passés496.
Parler du style autobiographique comme une identification d’un retour au passé, c’est évoquer aussi la question du choix des temps et des modes (indicatif, subjonctif). L’écriture traditionnelle autobiographique fait alterner le temps de l’histoire (temps du souvenir, des évènements passés) et le temps du récit (temps de l’écriture, de l’actualité : hic et nunc, ici et maintenant). Ainsi, lorsqu’il s’agit de raconter des faits, actions et événements de la vie passée, au moment où les faits se sont produits, l’autobiographe a recours aux temps verbaux comme le passé simple ou l’aoriste, l’imparfait ou parfois le présent de narration. Par contre, lorsqu’il s’agit du moment de l’énonciation, c’est-à-dire le moment où l’auteur écrit et évoque ses commentaires et ses impressions par rapport à ses souvenirs passés, il utilise des verbes au passé composé, au présent et au futur. Comme souligné, la référentialité au temps apparaît bien évidemment comme une boussole qui guide l’autobiographe dans la narration de son passé.
L’autobiographie de Simone de Beauvoir est un récit qui assume comme système de temps, une variation des passés simples et des imparfaits. L’auteure utilise le passé simple pour garantir la fidélité de sa narration. Ce temps verbal, à valeur durative et itérative, souligne le caractère en quelque sorte « écrit » de ce qui eut lieu indiquant que l’action est terminée et qu’elle a été ponctuelle : « Vers cette époque, mes sentiments pour mon père s’exaltèrent »497 ; « Je m’émus de voir Meg et Joe […] »498 ; « C’est pourquoi mon amour pour la campagne prit des couleurs mystiques »499.
En plus du passé simple, Simone de Beauvoir construit son récit à partir de l’imparfait de l’indicatif. Temps de la répétition, de l’habitude, d’une action en progression dans le passé, l’imparfait est utilisé par l’auteure pour exprimer des habitudes de son enfance : « Mes parents répondaient avec bonne grâce à mes questions ; mon ignorance se dissipait dès l’instant où je la formulais. Il y avait pourtant une déficience dont j’étais consciente : sous les yeux des adultes, les taches noires alignées dans les livres se changeaient en mots. »500 ; « […] je me blottissais dans la niche creusée sous le bureau, je m’enroulais dans les ténèbres ; il faisait sombre, il faisait chaud et le rouge de la moquette criait dans mes yeux. Ainsi se passa ma toute petite enfance. Je regardais, je palpais, j’apprenais le monde, à l’abri. »501 ; « Je contemplais avec une sage appétence les images illustrant le régime prescrit par le docteur : une tasse de chocolat, un œuf à la coque, une côtelette dorée. »502. Ces quelques extraits justifient l’emploi de l’imparfait dans le récit autobiographique beauvoirien. Aussi, pouvons-nous relever qu’il y a une fréquence remarquable des marques des subjonctifs imparfaits dans ce récit. Ils appartiennent le plus souvent à des subordonnées conjonctives qui dépendent d’un verbe au passé, exprimant une opinion, un jugement : « Je souhaitais que fût effacée la frontière qui me fermait le monde des garçons »503. Il semble que l’auteure emploie le mode subjonctif, d’une part, pour énoncer les idées qu’elle rejette ou défend, et, d’autre part, pour exprimer les souhaits et les regrets. Selon l’analyse de Claire Deslauriers : « Le recours fréquent au mode subjonctif contribue à faire exister dans le texte un destin non réalisé et des conceptions acceptées ou refusées par l’héroïne : tout cet arrière-monde virtuel, rejeté ou souhaité jouit donc d’une importance aussi grande que ce qui a lieu »504.
En outre, nous pouvons qualifier de dynamique le récit de Simone de Beauvoir en ce sens qu’il conjugue à la fois voix du passé et temps d’écriture. L’emploi du présent de l’indicatif est observable dans les Mémoires d’une jeune fille rangée. Ce temps verbal très courant dans l’autobiographie peut avoir plusieurs valeurs : présent d’énonciation, présent de narration, présent d’habitude et de répétition. En parcourant l’œuvre autobiographique beauvoirienne, nous remarquons, d’entrée de jeu, qu’elle s’ouvre avec le présent de l’indicatif : « Je suis née à 4 heures du matin, le 9 janvier 1908, dans une chambre aux meubles laqués de blanc, qui donnait sur le boulevard Raspail… » ; « Je tourne une page de l’album ; maman tient dans ses bras un bébé qui n’est pas moi ; je porte une jupe plissée, un béret, j’ai deux ans et demi, et ma sœur vient de naître. » ; « De mes premières années, je ne retrouve guère qu’une impression confuse : quelque chose de rouge, et de noir, et de chaud505. Les verbes conjugués dans ces phrases renvoient au présent : « suis », « tourne », « tient », « n’est pas », « porte », « ai », « vient ». Ce présent annonce un énoncé ancré dans la situation d’énonciation. L’auteure l’emploie pour indiquer une action qui a lieu au moment où elle parle. Le présent de narration ou historique, quant à lui, semble rare dans cette autobiographie. Mais, quand il est utilisé, il est plus expressif : « J’ai trois ans et demi, nous déjeunons sur la terrasse ensoleillée d’un grand hôtel, c’était à Divonne-les-Bains ; on me donne une prune rouge et je commence à la peler. “Non”, dit maman ; et je tombe en hurlant sur le ciment. Je hurle tout au long du boulevard Raspail parce que Louise m’a arrachée du square Boucicaut où je faisais des pâtés »506. En utilisant ici le présent de narration (temps qui décrit des faits passés), l’auteure veut rendre son récit plus vivant. Elle revit certaines scènes de son enfance : «[…] des crises furieuses me jetaient sur le sol, violette et convulsée »507. Nous observons aussi dans ce récit que la plupart des phrases au discours direct sont écrites au présent : « Quand on touche à Simone, elle devient violette », disait maman508 ; « Papa disait volontiers : ” Simone a un cerveau d’homme. Simone est un homme” »509 ; « La littérature m’assomme », me dit-elle510 ; « Tu sais, c’est très exceptionnel une amitié comme la nôtre », me dit-il511 ; « Pas même de quoi se payer une femme ! » dit-il hargneusement512 ; « Ah ! pourquoi ne t’ai-je pas épousée ? » me dit-il…513.
L’auteure a également recours à quelques emplois ponctuels du passé composé qui contrastent avec l’éloignement marqué des passés simples habituels, en prolongeant les effets de l’action dans le présent : « Je me suis souvent interrogée sur la raison et le sens de mes rages. »514. Possédant une valeur d’accompli du présent, le passé composé, selon Claire Deslauriers, rapproche l’expérience narrée et le temps de l’écriture, toujours marqué, voire modelé par cet évènement passé515. Il est donc justifié dans ce récit qu’il y ait un croisement entre voix du passé et temps d’écriture. On comprend alors que quand Simone de Beauvoir veut marquer un souvenir lointain, quand elle veut prendre ses distances, elle utilise les temps du passé comme le passé simple, l’imparfait de l’indicatif et l’imparfait du subjonctif ; quand elle veut au contraire garder une impression de proximité ou prolonger les effets de l’action dans le présent, elle utilise les temps ancrés dans la situation d’énonciation comme le présent de l’indicatif et le passé composé.
Après l’analyse des temps verbaux dans Mémoires d’une jeune fille rangée, essayons de voir si L’Analphabète obéit à critère de temporalité du style traditionnel de l’autobiographie.
Visiblement, Agota Kristof utilise le présent pour raconter les évènements passés de sa vie personnelle. À travers l’emploi de ce temps verbal à valeur narrative et/ou énonciative, l’auteure parvient à restituer dans le présent les épisodes passés de sa vie, depuis la naissance jusqu’à l’entrée dans la vie adulte en passant, bien sûr, par l’enfance et par l’étape de la formation. Nous comprenons aisément que dans un récit au passé (énoncé coupé de la situation d’énonciation), le présent de narration permettra à l’écrivain de rendre son récit plus vivant ; par contre, dans le discours (énoncé ancré), le présent d’énonciation correspondra au moment où l’on parle, plus ou moins élargi à la période qui entoure ce moment. Le récit autobiographique kristofien est majoritairement écrit au présent de l’indicatif. Illustrons à présent nos propos par deux repérages textuels de verbes conjugués au présent de l’indicatif, distingués par leurs différentes valeurs :
Je lis. C’est comme une maladie. Je lis tout ce qui me tombe sous la main, sous les yeux […] J’ai quatre ans. La guerre vient de commencer. Nous habitons à cette époque un petit village qui n’a pas de gare, ni l’électricité, ni l’eau courante, ni le téléphone. Mon père est le seul instituteur du village. Il enseigne à tous les degrés, du premier au sixième […] Quand je grimpe à la dernière fenêtre de la grande salle, je vois toute la classe, avec mon père devant, debout, écrivant au tableau noir516.
Il faut tout d’abord écrire, naturellement. Ensuite, il faut continuer à écrire. Même quand cela n’intéresse personne. Même quand on a l’impression que cela n’intéressera jamais personne. Même quand les manuscrits s’accumulent dans les tiroirs et qu’on les oublie, tout en en écrivant d’autres517.
Nous avons dans ces extraits deux grandes valeurs du présent : le présent de narration et le présent d’énonciation. Dans le premier exemple, il est bien question d’un récit du passé, et le pronom « je » désigne clairement le personnage principal. « Je lis » ; « J’ai quatre ans » : l’utilisation du présent de narration permet à l’auteure d’évoquer ici un fait de sa vie passée : l’apprentissage de la lecture à l’âge de quatre ans. C’est un énoncé coupé, un récit du vécu car Agota Kristof n’a plus quatre ans au moment où elle écrit. Même procédé pour les phrases suivantes : « La guerre vient de commencer » ; « Nous habitons à cette époque un petit village qui n’a pas de gare, ni l’électricité, ni l’eau courante, ni le téléphone » ; « Quand je grimpe à la dernière fenêtre de la grande salle, je vois toute la classe, avec mon père devant, debout, écrivant au tableau noir ». Toutes ces phrases au présent de narration sont déconnectées de la situation d’énonciation. Le deuxième exemple, quant à lui, renvoie au présent d’énonciation. On peut donc observer dans L’Analphabète un croisement du présent d’énonciation et du présent de narration. L’exemple du chapitre intitulé « Comment devient-on écrivain ? »518 est évocateur. En effet, Agota Kristof emploie ici le présent d’énonciation pour développer la question de la vocation d’écrivain. Même si cela peut faire allusion aux événements vécus dans le passé, nous avons bien affaire à un temps de la réflexion, à un commentaire au présent. L’autobiographe donne son point de vue sur un élément précis de son récit. Mais en se rapprochant dans le temps du moment de la réflexion et de l’énonciation, la narratrice revient au présent de narration dès le quatrième paragraphe : « Deux ans plus tard une autre de mes pièces “est créée” au Théâtre de la Tarentule, à Saint-Aubin, petit village proche de Neuchâtel. “Ce sont” encore des amateurs qui jouent »519. Elle retourne au présent de narration pour rendre plus vivants des faits passés. Nous pouvons également observer que l’autobiographe a parfois recours dans sa narration au passé composé et à l’imparfait : « Je publiais, certes, quelques poèmes dans une revue littéraire hongroise, mais mes chances, mes possibilités d’être publiée s’arrêtaient là. »520 ; « Et quand, après de longues années d’acharnement, j’ai réussi à finir deux pièces de théâtre en langue française, je ne savais pas très bien ce qu’il fallait en faire, où les envoyer, à qui les envoyer »521. D’autres exemples de verbes conjugués au passé composé et à l’imparfait abondent dans le récit autobiographique kristofien. Par contre, il n’y a aucune présence du passé simple. Agota Kristof opte plutôt pour le présent de narration en lieu et place du passé simple. En optant pour ce choix stylistique, l’auteure semble revivre les évènements de sa vie passée. Comme souligné dans le premier chapitre de cette troisième partie, le style de l’autobiographie doit porter la marque personnelle de son auteur. Si certains autobiographes emploient traditionnellement le passé simple, il n’est pas rare de constater que d’autres utilisent le plus souvent le présent de narration ou d’énonciation pour raconter leur histoire de vie. Le récit semble ainsi plus vivant car le lecteur a l’illusion d’assister en direct à une scène qui s’est déroulée dans le passé. Il en est ainsi de L’Analphabète d’Agota Kristof. Ce récit apparaît clairement comme une autobiographie à part entière même s’il présente quelques particularités. Peut-être pourrait-on voir ici une originalité stylistique kristofienne.
Conclusion
Une autobiographie, comme tout genre littéraire, ne peut être appréciée par le lecteur que lorsqu’elle est lue comme telle. Lire une œuvre autobiographique comme s’il s’agissait d’une œuvre romanesque est aussi imprudent que de lire une œuvre poétique comme une pièce de théâtre, car tout genre littéraire a ses caractéristiques propres qu’il ne faut pas occulter ni confondre avec un autre. Au cœur même de la littérature intime, il semble important de faire la distinction entre l’autobiographie, les mémoires, le journal intime, le roman personnel et bien d’autres encore. Cette distinction entre les genres du moi nous a permis de mieux approcher les différentes composantes propres à l’autobiographie. Les travaux de Philippe Lejeune et d’autres spécialistes en la matière ont été salutaires pour le présent mémoire intitulé L’écriture de « l’analphabétisme » dans le récit autobiographique L’Analphabète d’Agota Kristof : une expression d’un exil. À partir du récit autobiographique de l’écrivaine suisse d’origine hongroise et d’expression française, Agota Kristof, ce travail propose une réflexion sur les différentes approches de la poétique autobiographique, sur la problématique de l’analphabétisme et ses conséquences cognitives et sur la thématique de l’exil et ses implications socio-linguistiques.
Ainsi, notre démarche, articulée en trois grandes parties, nous a permis d’explorer, tour à tour, les différentes questions liées au genre autobiographique (de façon générale et, plus particulièrement, à L’Analphabète), les différentes thématiques abordées dans l’œuvre et, le style d’écriture qui en découle. La première partie du mémoire, en s’intéressant d’une part, à la réflexion sur l’univers sociologique, littéraire et linguistique d’Agota Kristof, et d’autre part, sur l’autobiographie et sa relation avec les autres genres de la littérature intime, permet de démontrer que L’Analphabète est bel et bien une écriture de soi, mieux, une autobiographie. Ce récit en prose raconte réellement l’histoire de vie d’Agota Kristof, elle-même à la fois auteur, narrateur et personnage principal de son texte. La deuxième partie s’est plutôt penchée sur la grande thématique de l’exil abordée dans cette œuvre. L’analyse de cette thématique met en lumière les différents impacts du phénomène migratoire sur la vie de l’auteure. Une lecture plurielle dénotant de l’approche kristofienne permet de comprendre que l’exil, qu’il soit volontaire ou contraint, est une expérience qui affecte et modifie la vie du sujet. Si, dans le discours kristofien, cette expérience peut déboucher sur un traumatisme aux conséquences psychiques et sociales multiples, elle pourrait s’entendre aussi comme une source de richesse avec une ouverture sur un autre univers culturel et linguistique. La dernière partie, en se référant à l’expression « le défi de l’analphabète », semble s’engager dans une exploration stylistique. À partir d’une analyse générale du style d’écriture de l’autobiographie, cette étude arrive à se pencher non seulement sur l’univers stylistique de l’écrivaine translingue, mais aussi, et surtout, sur celui de son récit autobiographique. Elle a permis de mettre en lumière l’émergence de l’écriture minimaliste dans la poétique kristofienne, et plus particulièrement dans L’Analphabète.
En abordant les onze courts chapitres de l’œuvre sans les isoler de leurs contextes, et à l’aide de la lecture de plusieurs ouvrages et articles, le présent mémoire avance l’idée que L’Analphabète est un parfait exemple du choix stylistique d’une autobiographie minimaliste caractérisée par des phrases courtes, une syntaxe nue et un vocabulaire simple. Dans cette autobiographie, parue aux éditions Zoé en 2004, Agota Kristof décrit onze moments importants de sa vie qui retracent le passage de diverses frontières : celles temporelles (enfance / adolescence / vie professionnelle), spatiales (Hongrie / Autriche / Suisse), mais aussi linguistiques et identitaires (langue maternelle / langues ennemies). La thématique de l’exil abordée avec intérêt et sous un angle dualiste synthétise parfaitement la vie de l’auteure. En effet, exilée de son pays et de sa langue maternelle, Kristof semble vivre douloureusement les expériences de l’immigration avec ses corollaires d’intégration et d’assimilation, et surtout celles de l’entre-deux langues. D’abord rétive à l’ouverture sur un autre univers linguistique, adoptant ainsi une attitude belliqueuse, d’abord, contre l’allemand et le russe, et, plus tard, contre le français (considérées comme des langues ennemies), Kristof finira par comprendre l’importance de la pluralité linguistique et culturelle dans un monde qui se veut cosmopolite. Constatant que les sociétés connaissent progressivement un degré inédit d’inter-connexion par-delà les frontières, l’auteure, après un apprentissage rude et tardif du français, adoptera ou « affrontera »522 cette langue seconde comme langue d’expression littéraire, d’où l’émergence de son statut d’écrivaine translingue. Son « analphabétisme »523, sa difficulté ou même son incapacité à parler et à écrire comme les natifs du français lui a permis de manipuler plus librement la langue française, d’expérimenter et de trouver des manières pour mieux s’exprimer. Hier analphabète du français, aujourd’hui Kristof ne l’est plus. Grâce à ses nombreuses et multiples productions524, elle parvient à se construire une place dans la littérature francophone. L’écrivaine d’expression française et d’origine hongroise a recours à un langage simple avec une préférence pour des phrases minimales, réduites à l’essentiel et épurées à l’extrême. Sa compétence linguistique de la « langue ennemie »525 est marquée essentiellement par ce qui est absolument nécessaire. Comme le remarque Claire Olivier : « On peut apprendre une langue, fût-elle ennemie, imposée par la nécessité de la fuite et de l’exil, mais écrire, ne s’apprend pas, écrire s’accomplit »526. Manifestement, Agota Kristof semble avoir relevé le défi de l’analphabète qui était le sien. Avec persévérance, elle a appris à maîtriser de mieux en mieux le français jusqu’à produire plus de seize ouvrages dans cette langue acquise tardivement. Sans complexe, l’auteure prétend manier le français à sa guise, non pas correctement comme les natifs. De cet apprentissage tardif de la langue, Kristof a su se créer un style d’écriture particulier. L’Analphabète, que nous venons d’étudier, apparaît comme un parfait exemple de son langage particulier.
Au final, nous pouvons souligner que le présent mémoire entend n’apporter qu’une petite contribution aux différents travaux sur le récit autobiographique kristofien. Cette approche, sans avoir la prétention de répondre en totalité aux nombreuses questions suscitées par cette autobiographie, a essayé d’explorer sous plusieurs angles l’univers sociologique, linguistique et littéraire d’Agota Kristof. Désormais, écrivaine translingue, Kristof semble s’inscrire dans l’esprit d’une collaboration riche entre deux types d’idiomes : le hongrois et le français. L’auteure abandonne pratiquement l’écriture dans sa langue maternelle au profit de celle de l’adoption. Même si son apprentissage semblait difficile au début, Agota Kristof a, sans doute, progressivement pris la mesure de la richesse de la langue d’accueil. Aujourd’hui, l’ouverture sur d’autres univers linguistiques avec la conscience heureuse d’appartenir à un monde cosmopolite semble rendre toutes les positions et postures possibles. Les interférences linguistiques et culturelles dans le monde peuvent s’entendre dorénavant comme le commencement d’une Babel réconciliée.
Bibliographie
Marie-Claire Kerbrat, Leçon littéraire sur l’écriture de soi, Paris, Presses universitaires de France, coll. “Collection Major”, 1996, p. 4.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, Carouge-Genève, Zoé, 2004, p. 12.↩︎
Anne Godard, « Agota Kristof ou l’écriture de la frontière. Compte rendu de : Sara De Balsi, Agota Kristof, écrivaine translingue, Presses Universitaires de Vincennes, 2019. » [en ligne], 2020, URL : https://ecriplur.hypotheses.org/637, consulté le 12 mars 2021.↩︎
Marie-Thérèse Lathion, « Le Fonds Agota Kristof aux “Archives Littéraires” de la Bibliothèque nationale Suisse », Recto/Verso, n° 1, Institut des Textes & Manuscrits Modernes (ITEM), Genèses contemporaines, 2007, consulté le 24 mars 2021.↩︎
Véronique Montémont, article « Autobiographie », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, Paris, Honoré Champion, coll. “Dictionnaires & références” 44, 2017, p. 77‑78.↩︎
Dolf Œhler, article « Autobiographie », in Michel Delon (dir.), Dictionnaire européen des Lumières, Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 119.↩︎
Véronique Montémont, Article « Autobiographie », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, art. cit., p. 80.↩︎
Françoise Simonet-tenant, « L’autobiographie contemporaine. Succès, résistances et variations », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Le propre de l’écriture de soi, Paris, Téraèdre, coll. “Passage aux actes”, 2007, p. 19. La citation interne est extraite de Défense de Narcisse de Philippe Vilain, Grasset, 2005.↩︎
Marie-Claire Kerbrat, Leçon littéraire sur l’écriture de soi, op. cit., p. 1.↩︎
Françoise Simonet-tenant, article « Écritures du moi / de soi », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, Paris, Honoré Champion, coll. “Dictionnaires & références” 44, 2017, p. 290. La citation interne est extraite de Lignes de vie 1. Les Écritures du moi de Georges Gusdorf, Odile Jacob, 1990.↩︎
Ibid. La citation interne est extraite de Lignes de vie 1. Les Écritures du moi de Georges Gusdorf, Odile Jacob, 1990.↩︎
Michel Foucault, « L’Écriture de soi », Corps écrit, n°5, 1983.↩︎
Françoise Simonet-tenant, Article « Écritures du moi / de soi », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, art. cit., p. 290. La citation interne est extraite de Lignes de vie 1. Les Écritures du moi de Georges Gusdorf, Odile Jacob, 1990.↩︎
Marie-Claire Kerbrat, Leçon littéraire sur l’écriture de soi, op. cit., p. 4.↩︎
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, Paris, Éd. du Seuil, coll. “Collection Poétique” 14, 1975, p. 14.↩︎
Dominique Marie, Création littéraire et autobiographie. Rousseau, Sartre, Paris, Pierre Bordas et fils, coll. “Littérature vivante” 115, 1994, p. 8.↩︎
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., p. 26.↩︎
Véronique Montémont, Article « Autobiographie », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, art. cit., p. 77‑78.↩︎
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., p. 15‑16. La citation interne est extraite de Figures III de Gérard Genette, 1972.↩︎
Dominique Marie, Création littéraire et autobiographie. Rousseau, Sartre, op. cit., p. 8.↩︎
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., p. 19.↩︎
Id., p. 19‑20. La citation interne est extraite de Problèmes le linguistique générale de Benveniste, 1966.↩︎
Marie-Claire Kerbrat, Leçon littéraire sur l’écriture de soi, op. cit., p. 4.↩︎
Françoise Simonet-tenant, article « Mémoire », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, Paris, Honoré Champion, coll. “Dictionnaires & références” 44, 2017, p. 539. La citation interne est extraite des Confessions de Rousseau, 1782.↩︎
Jean-Philippe Miraux, L’autobiographie. Écriture de soi et sincérité, 3ᵉ éd., Paris, Armand Colin, coll. “128”, 2009, p. 9.↩︎
Marie-Claire Kerbrat, Leçon littéraire sur l’écriture de soi, op. cit., p. 31. La citation interne est extraite des Confessions de Rousseau, 1782.↩︎
Serge Doubrovsky, Autobiographiques. De Corneille à Sartre, Paris, Presses universitaires de France, coll. “Perspectives critiques”, 1988, p. 63. La citation interne est extraite des Confessions de Rousseau, 1782.↩︎
Marcel de Grève, « L’autobiographie, genre littéraire ? » [en ligne], Revue de litterature comparée, n° 325, Klincksieck, 2008, p. 26, URL : https://www.cairn.info/revue-de-litterature-comparee-2008-1-page-23.htm, consulté le 5 mars 2021.↩︎
Philippe Lejeune, Moi aussi, Paris, Éd. du Seuil, coll. “Poétique” 41, 1986, p. 31.↩︎
Françoise Simonet-tenant, Article « Mémoire », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, art. cit., p. 540.↩︎
Michel Braud, article « Authenticité », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, Paris, Honoré Champion, coll. “Dictionnaires & références” 44, 2017, p. 75.↩︎
Ibid. La citation interne est extraite des Confessions de Rousseau, 1782.↩︎
Dominique Marie, Création littéraire et autobiographie. Rousseau, Sartre, op. cit., p. 12. La citation interne est extraite des Confessions de Rousseau, 1782.↩︎
Serge Doubrovsky, Autobiographiques. De Corneille à Sartre, op. cit., p. 63.↩︎
Michel Braud, Article « Authenticité », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, art. cit., p. 75.↩︎
Marcel de Grève, « L’autobiographie, genre littéraire ? » [en ligne], Revue de litterature comparée, art. cit., p. 24. La citation interne est extraite de Le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune, 1975, p. 14-15.↩︎
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., p. 14.↩︎
Ibid. ; Dominique Marie, Création littéraire et autobiographie. Rousseau, Sartre, op. cit., p. 7.↩︎
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., p. 14.↩︎
ATILF - CNRS & université de lorraine, « TLFi (Trésor de la langue Française informatisé) » [en ligne], URL : http://atilf.atilf.fr/, consulté le 5 mars 2021.↩︎
Jean-Louis Jeannelle, Écrire ses mémoires au XXe siècle. Déclin et renouveau, 1 vol., Paris, Gallimard, coll. “Bibliothèque des idées”, 2008, p. 8.↩︎
Françoise Simonet-tenant, Article « Mémoire », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, art. cit., p. 538‑539.↩︎
Jean-Louis Jeannelle, article « Mémoires », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, Paris, Honoré Champion, coll. “Dictionnaires & références” 44, 2017, p. 542. La citation de Gustave Vapereau est extraite de Dictionnaire universel des littératures paru en 1876.↩︎
Jean-Louis Jeannelle, Écrire ses mémoires au XXe siècle. Déclin et renouveau, op. cit., p. 9.↩︎
Jean-Louis Jeannelle, Article « Mémoires », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, art. cit., p. 542.↩︎
Véronique Montémont, Article « Autobiographie », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, art. cit., p. 78.↩︎
Dominique Marie, Création littéraire et autobiographie. Rousseau, Sartre, op. cit., p. 8.↩︎
Jean-Louis Jeannelle, Article « Mémoires », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, art. cit., p. 545.↩︎
Françoise Simonet-tenant, Article « Mémoire », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, art. cit., p. 539.↩︎
Jean-Philippe Miraux, L’autobiographie. Écriture de soi et sincérité, op. cit., p. 65‑66.↩︎
Id., p. 64. La citation interne est extraite de La Règle du jeu. II. Fourbis de Michel Leiris, Gallimard, 1955.↩︎
Philippe Lejeune, article « Journal personnel », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, Paris, Honoré Champion, coll. “Dictionnaires & références” 44, 2017, p. 457.↩︎
Philippe Lejeune, Catherine Bogaert, Le journal intime. Histoire et anthologie, 1 vol., Paris, Textuel, 2006, p. 23.↩︎
Philippe Lejeune, Article « Journal personnel », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, art. cit., p. 458.↩︎
Michel Braud, La forme des jours. Pour une poétique du journal personnel, Paris, Éd. du Seuil, coll. “Poétique”, 2006, p. 15‑16.↩︎
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., p. 14.↩︎
Philippe Lejeune, Article « Journal personnel », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, art. cit., p. 457.↩︎
Françoise Simonet-tenant, Le journal intime. Genre littéraire et écriture ordinaire, Paris, Nathan, coll. “128 : Littérature” 257, 2001, p. 12.↩︎
Ibid. La citation interne est extraite de Lignes de vie 1. Les Écritures du moi de Georges Gusdorf, Odile Jacob, 1990, p. 317.↩︎
On doit l’appellation à la critique lansonienne. Voir Joachim Merlant, Le roman personnel de Rousseau à Fromentin, réimpression de l'édition de Paris, 1905, Genève, Slatkine reprints, 1978, Le corpus de « romans personnels » considérés pour cette étude comprend une dizaine d’œuvres parues pendant les deux premiers tiers du XIXe siècle, depuis René (1802) de François-René de Chateaubriand jusqu’à Dominique (1863) d’Eugène Fromentin.↩︎
René (1802) de François-René de Chateaubriand (1768-1848) ; Adolphe : anecdote trouvée dans les papiers d’un inconnu (1816) de Benjamin Constant (1767-1830) ; Dominique (1863) d’Eugène Fromentin (1820-1876).↩︎
Oberman (1804) d’Étienne Pivert de Senancour (1770-1846).↩︎
Véronique Duief-sanchez, « Le roman personnel. Un avatar paradoxal du roman picaresque dans la France littéraire du XIXe siècle » [en ligne], Filiations, n° 2, 2011, URL : http://preo.u-bourgogne.fr/filiations/index.php?id=104, consulté le 25 février 2021.↩︎
Françoise Simonet-tenant, article « Roman Autobiographique », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, Paris, Honoré Champion, coll. “Dictionnaires & références” 44, 2017, p. 698. La citation interne est extraite de Roman personnel, de Rousseau à Fromentin, de Joachim Merlant, 1906.↩︎
Ibid. La citation interne est extraite de Moi aussi de Philippe Lejeune, 1986.↩︎
Ibid. La citation interne est extraite de Le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune, Seuil, 1975.↩︎
Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Ed. du Seuil, Paris, 2004, p. 9.↩︎
Françoise Simonet-tenant, Article « Roman Autobiographique », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, art. cit., p. 697.↩︎
René Rivara, La langue du récit. Introduction à la narratologie énonciative, Paris, l’Harmattan, coll. “Sémantiques”, 2000, p. 18. La citation interne est extraite de Discours du récit de Genette, 1972.↩︎
Jacques Lecarme, Éliane Lecarme-tabone, L’autobiographie, 2e éd, Paris, Armand Colin, coll. “Collection U”, 1999, p. 26.↩︎
René Rivara, La langue du récit. Introduction à la narratologie énonciative, op. cit., p. 23.↩︎
Gasparini reprend ici la classification des différents éléments du hors-texte qu’à établie Gérard Genette dans son ouvrage fondateur, Seuils, 1987. Il y regroupe d’abord, sous l’appellation de « péritexte », tous les éléments textuels ou iconographiques qui, dans un livre, entourent le texte proprement dit, à savoir : le titre, le sous-titre, les noms de l’auteur et de l’éditeur, la prière d’insérer, la liste des ouvrages du même auteur, la ou les préfaces, l’apparat critique, les illustrations, la dédicace, les épigraphes, les titres des chapitres, les notes, etc. Il range d’autre part dans l’« épitexte » toutes les informations disponibles sur un livre : critiques et commentaires, études, interviews, autres ouvrages de l’auteur, notoriété, etc. Le paratexte est donc constitué du péritexte et de l’épitexte. Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, op. cit., p. 61.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit.↩︎
Paul Aron, Denis Saint-Jacques, Alain Viala (dir.), Le dictionnaire du littéraire, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 493. La citation interne est extraite de Le Bourgeois gentilhomme de Molière, 1670.↩︎
ATILF - CNRS & université de lorraine, « TLFi (Trésor de la langue Française informatisé) » [en ligne], op. cit.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 5‑7.↩︎
Melinda Mod, « Agota Kristof, une écriture de ruines aspirant à la survie. Décryptage de la figure du double dans Le Grand Cahier », Hommes & Migrations, n° 1306, Musée de l’histoire de l’immigration, 2014, p. 67.↩︎
Carine Trevisan, « Les enfants de la guerre. Le Grand Cahier d’Agota Kristof » [en ligne], Amnis, n° 6, 2006, URL : http://journals.openedition.org/amnis/952, consulté le 24 mars 2021.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 39.↩︎
Véronique Montémont, Article « Autobiographie », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, art. cit., p. 81.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 5.↩︎
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., p. 19‑20. La citation interne est extraite de Problèmes de linguistique générale de Benveniste, 1966.↩︎
Jacques Lecarme, Éliane Lecarme-tabone, L’autobiographie, op. cit., p. 27.↩︎
Émile Benveniste, Problèmes de linguistique générale I, Paris, Gallimard, coll. “Bibliothèque des sciences humaines”, 1966, p. 237.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 21‑23.↩︎
Anne Herschberg-pierrot, Stylistique de la prose, Paris, Belin, coll. “Belin sup”, 2003, p. 132.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 23‑24.↩︎
Corinne Alexandre-garner, « Introduction », in Corinne Alexandre-Garner et Isabelle Keller-Privat (dir.), Migrations, exils, errances et écritures, Nanterre, Presses universitaires de Paris Ouest, coll. “Chemins croisés”, 2012, p. 13.↩︎
Edward W. Saïd, Réflexions sur l’exil et autres essais, Arles, Actes Sud, 2008, trad. de Charlotte Woillez, p. 241.↩︎
ATILF - CNRS & université de lorraine, « TLFi (Trésor de la langue Française informatisé) » [en ligne], op. cit.↩︎
Claudio Bolzman, « Exil et errance » [en ligne], Pensee plurielle, vol. 2014/1, n° 35, De Boeck Supérieur, 2014, p. 44‑45, URL : https://www.cairn.info/revue-pensee-plurielle-2014-1-page-43.htm, consulté le 20 avril 2021.↩︎
Shmuel Trigano, Le temps de l’exil, Paris, Éd. Payot & Rivages, coll. “Manuels Payot”, 2000, p. 18‑19.↩︎
Corinne Alexandre-garner, « Introduction », in Corinne Alexandre-Garner et Isabelle Keller-Privat (dir.), Migrations, exils, errances et écritures, op. cit., p. 14.↩︎
Ralph Schor, Écrire en exil. Les écrivains étrangers en France, 1919-1939, Paris, CNRS éditions, 2013, p. 143.↩︎
Edward W. Saïd, Réflexions sur l’exil et autres essais, op. cit.↩︎
Iryna Sobchenko, « Agota Kristof : langue et écriture dans le contexte de l’exil » [en ligne], Communication interculturelle et littérature, vol. 2013/1, n° 20, Editura Casa Cărții de Știință, Littérature et exil, 2013, p. 88, URL : https://www.ceeol.com/search/article-detail?id=602093, consulté le 22 avril 2021.↩︎
Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture ; suivi de Nouveaux essais critiques, Paris, Éd. du Seuil, coll. “Points”, 1972, p. 55.↩︎
Iryna Sobchenko, « Agota Kristof : langue et écriture dans le contexte de l’exil » [en ligne], Communication interculturelle et littérature, art. cit., p. 79. La citation interne est extraite de Le Degré zéro de l’écriture de Barthes, 1972, p. 55.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 31‑35.↩︎
Rennie Yotova, La trilogie des jumeaux d’Agota Kristof, Gollion (Suisse), Paris, Infolio, coll. “Le Cippe”, 2011, p. 17.↩︎
Valérie Petitpierre, D’un exil l’autre. Les détours de l’écriture dans la Trilogie romanesque d’Agota Kristof, Carouge-Genève, Zoé, coll. “Critique”, 2000, p. 11.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 31‑32.↩︎
Véronique Laroche-signorile, « Le 4 novembre 1956 : les chars soviétiques déferlent sur Budapest » [en ligne], Le Figaro, 2016, URL : https://www.lefigaro.fr/histoire/archives/2016/11/03/26010-20161103ARTFIG00310-le-4-novembre-1956-les-chars-sovietiques-deferlent-sur-budapest.php, consulté le 20 avril 2021.↩︎
Catherine Horel, article « Hongrie », in Gildas Simon (dir.), Dictionnaire des migrations internationales. Approche géohistorique, Paris, Armand Colin, 2015, p. 144.↩︎
Valérie Petitpierre, D’un exil l’autre. Les détours de l’écriture dans la Trilogie romanesque d’Agota Kristof, op. cit., p. 9.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 34‑35.↩︎
Ralph Schor, Écrire en exil. Les écrivains étrangers en France, 1919-1939, op. cit., p. 107.↩︎
Id., p. 112. La citation interne est extraite de Aux prises avec mon temps, t. II, L’Autre patrie de Nina Gourfinkel, Seuil, 1953, p. 72.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 40.↩︎
Patrick Poncet, Michel Lussault, article « Migration », in Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Nouvelle édition revue et augmentée, Paris, Belin, 2013, p. 668 - 670.↩︎
Gilles Siouffi, Dan Van raemdonck, 100 fiches pour comprendre la linguistique, 2ᵉ éd., Rosny, Bréal, 1999, p. 45.↩︎
Alise Lehmann, Françoise Martin-berthet, Introduction à la lexicologie. Sémantique et morphologie, 3ᵉ éd., Paris, Armand Colin, coll. “Lettres sup”, 2008, p. 147‑151, 171.↩︎
ATILF - CNRS & université de lorraine, « TLFi (Trésor de la langue Française informatisé) » [en ligne], op. cit.↩︎
Larbi Talha, « Présentation générale », in Larbi Talha (dir.), Maghrébins en France. Émigrés ou immigrés ?, Paris, Éditions du C.N.R.S, coll. “Études de l’Annuaire de l’Afrique du Nord”, 1983, p. 9.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 33.↩︎
Catherine Horel, Article « Hongrie », in Gildas Simon (dir.), Dictionnaire des migrations internationales. Approche géohistorique, art. cit., p. 144.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 34.↩︎
Gildas Simon, D’Amato Gianni, article « Suisse », in Gildas Simon (dir.), Dictionnaire des migrations internationales. Approche géohistorique, Paris, Armand Colin, 2015, p. 99. « Le développement rapide du travail étranger dans une économie d’après-guerre florissante ». La Suisse sort de la période du conflit avec un système de production intact et une économie dopée par l’afflux des capitaux qui ont trouvé refuge dans les banques suisses. Pour assurer leur développement dans un espace économiquement ouvert sur le plan international, les entreprises locales recherchent des travailleurs étrangers que la misère des pays détruits et le niveau élevé de salaire incitent à émigrer.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 41.↩︎
Alise Lehmann, Françoise Martin-berthet, Introduction à la lexicologie. Sémantique et morphologie, op. cit., p. 83. « La synonymie est la relation d’équivalence sémantique entre deux ou plusieurs unités lexicales dont la forme diffère. ».↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 42‑44.↩︎
Citation reprise sans référence dans Laetitia Aïssaoui, Myriam De Sousa, « “Etranger ici, étranger là-bas” Le discours identitaire des jeunes issus de l’immigration » [en ligne], Synergies France, n° 1, GERFLINT, Crises et affirmations identitaires : Travaux effectués à l’Université de Rouen dans le cadre d’un séminaire doctoral en D.L.C., 2003, p. 52, URL : https://dialnet.unirioja.es/servlet/articulo?codigo=3604823, consulté le 10 février 2022.↩︎
Claire Olivier, « Agota Kristof et les “langues ennemies” », in Isabelle Grell-Borgomano et Jean-Michel Devésa (dir.), L’écriture du Je dans la langue de l’exil, Louvain-la-Neuve, EME éditions, coll. “Proximités”, 2019, p. 273.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 21‑24.↩︎
Selon l’histoire de Babel dans le livre de la Genèse (Gn 11 : 1-9), peu après le déluge, lorsque tous parlaient la même langue, les Hommes sont arrivés dans une plaine dans le pays de Shinéar où ils s’installèrent. De là, ils décidèrent de bâtir une ville et une tour dont le sommet arrive au ciel, afin de se faire un nom. C’est alors que Dieu brouilla leur langue pour que ces derniers ne puissent plus se comprendre, et les dispersa sur la surface du globe terrestre. La construction ayant pris fin, la ville fut alors appelée Babel. Le récit de la fameuse tour de Babel laisse donc entendre l’avènement d’une multiplicité de langues. Avant Babel, il n’y avait qu’une langue universelle. C’est à Babel qu’il y a eu la confusion dans le langage des hommes avec la diversité des langues (Arild utaker, « Babel et la diversité des langues » [en ligne], URL : http://www.revue-texto.net/Lettre/Utaker_Babel.html, consulté le 9 juin 2022).↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 21.↩︎
Henri Smotkine, La Hongrie, Paris, Presses universitaires de France, coll. “Que sais-je ?” 2138, 1984, p. 8.↩︎
Bernard Michel, Nicole Piétri, Marie-Pierre Rey, L’Europe des nationalismes aux nations, Paris, SEDES, coll. “Regards sur l’histoire” 110, 1996, p. 26.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 22‑23.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 23.↩︎
Claude Hagège, Claude Hagège : « Imposer sa langue, c’est imposer sa pensée » [en ligne], 2012, entretien réalisé par Michel Feltin-Palas, L’Express., 2012, URL : https://www.lexpress.fr/culture/livre/claude-hagege-imposer-sa-langue-c-est-imposer-sa-pensee_1098440.html, consulté le 10 mars 2022.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 23.↩︎
Rennie Yotova, « Le bilinguisme dans les littératures d’expression française en Europe centrale et orientale : l’expérience de l’exil », Colloquia Comparativa Litterarum, vol. 6, n° 1, 2020, p. 168. La citation interne est extraite de L’Évènement du jeudi du 5 au 11 septembre 1991.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 27‑28.↩︎
Claire Olivier, « Agota Kristof et les “langues ennemies” », in Isabelle Grell-Borgomano et Jean-Michel Devésa (dir.), L’écriture du Je dans la langue de l’exil, op. cit., p. 273.↩︎
Iryna Sobchenko, « Agota Kristof : langue et écriture dans le contexte de l’exil » [en ligne], Communication interculturelle et littérature, art. cit., p. 91. Ici Iryna Sobchenko fait référence à la page 91 de Rennie YOTOVA, La Trilogie des jumeaux d’Agota Kristof, Gollion, Éditions Infolio, 2011.↩︎
Rennie Yotova, La trilogie des jumeaux d’Agota Kristof, op. cit., p. 91.↩︎
Julia Kristeva, « L’amour de l’autre langue. La traduction, langue de l’Europe [Retranscription] » [en ligne], in Sommet du livre à la Bibliothèque nationale de France, Paris, 2014, URL : http://www.kristeva.fr/la-traduction-langue-de-l-europe.html, consulté le 13 mai 2022.↩︎
Silvia Audo Gianotti, « Agota Kristof. L’écriture ou l’émergence de l’indicible », Synergies Algérie, n° 6, 2009, p. 127.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 37‑41.↩︎
Office suisse d’expansion commerciale, La Suisse et ses industries, Lausanne, Office suisse d’expansion commerciale, 1974, p. 106‑107.↩︎
Hugues Jeannerat, Olivier Crevoisier, « Activités culturelles et développement territorial : des entreprises culturelles et créatives au service de la Haute Horlogerie suisse », in Christine Liefooghe (dir.), L’économie créative et ses territoires. Enjeux et débats, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. “Espace et territoires”, 2015, p. 50.↩︎
Francesco Garufo, « Les politiques de main-d’oeuvre dans l’horlogerie de l’Arc jurassien suisse : entre immigration et décentralisation (1945-1975) », in Laurent Tissot, Francesco Garufo, Jean-Claude Daumas, et al. (dir.), Histoires de territoires. Les territoires industriels en question, XVIIIe-XXe siècles, Neuchâtel, Toulouse, Belfort, Alphil-Presses universitaires suisses, Méridiennes - Université Toulouse II-Le Mirail, Pôle éditorial multimédia de l’Université de technologie de Belfort-Montbéliard, coll. “Colloquium”, 2010, p. 171.↩︎
Office suisse d’expansion commerciale, La Suisse et ses industries, op. cit., p. 110.↩︎
Francesco Garufo, « Les politiques de main-d’oeuvre dans l’horlogerie de l’Arc jurassien suisse : entre immigration et décentralisation (1945-1975) », in Laurent Tissot et al. (dir.), Histoires de territoires. Les territoires industriels en question, XVIIIe-XXe siècles, op. cit., p. 176.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 41.↩︎
Claire Olivier, « Agota Kristof et les “langues ennemies” », in Isabelle Grell-Borgomano et Jean-Michel Devésa (dir.), L’écriture du Je dans la langue de l’exil, op. cit., p. 273. La citation interne est extraite de L’Analphabète d’Agota Kristof, Zoé, 2004.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 21‑24.↩︎
ATILF - CNRS & université de lorraine, « TLFi (Trésor de la langue Française informatisé) » [en ligne], op. cit.↩︎
Eva Erdmann, « Violence et étrangeté. La langue littéraire d’Agota Kristof », in Robert Dion, Hans-Jürgen Lüsebrink et János Riesz (dir.), Écrire en langue étrangère. Interférences de langues et de cultures dans le monde francophone, Montréal [Francfort], Nota bene, Iko, coll. “Les cahiers du Centre de recherche en littérature québécoise” 28, 2002, p. 98. La citation interne est extraite de « Agota Kristof : écrivain étrangère de langue française. Portrait et Entretien » de Colette Sarrey-Strack, Lendemains, n° 75-76, 1994, p.187-188.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 52.↩︎
Claire Olivier, « Agota Kristof et les “langues ennemies” », in Isabelle Grell-Borgomano et Jean-Michel Devésa (dir.), L’écriture du Je dans la langue de l’exil, op. cit., p. 274. La citation interne est extraite de L’Analphabète d’Agota Kristof, Zoé, 2004, p. 23-24.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 52.↩︎
Claire Olivier, « Agota Kristof et les “langues ennemies” », in Isabelle Grell-Borgomano et Jean-Michel Devésa (dir.), L’écriture du Je dans la langue de l’exil, op. cit., p. 277.↩︎
Nancy Huston, Nord perdu, Arles, Actes sud, coll. “Un endroit où aller” 70, 1999, p. 43.↩︎
ATILF - CNRS & université de lorraine, « TLFi (Trésor de la langue Française informatisé) » [en ligne], op. cit.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 54‑55.↩︎
Iryna Sobchenko, « Agota Kristof : langue et écriture dans le contexte de l’exil » [en ligne], Communication interculturelle et littérature, art. cit., p. 93. La citation interne est extraite de « Le troisième mensonge d’Agota Kristof » de Philippe Savary, Le Matricule des Anges, n°14, nov. 1995 - janv. 1996.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 54.↩︎
Nancy Huston, Désirs et réalités. Textes choisis, 1978-1994, Montréal [Arles], Leméac Actes Sud, 1996, p. 264.↩︎
Cathérine Argand, « Entretien : Nancy Huston », Lire, n° 293, 2001, p. 32.↩︎
Julia Kristeva, Étrangers à nous-mêmes, Paris, Gallimard, coll. “Folio. Essais” 156, 1998, p. 27.↩︎
Certes, le mot n’existe pas dans le TLFI. Mais, le latin utilise le mot « ambo » pour dire « les deux, tous deux ensemble, les deux en même temps » ; d’ailleurs l’espagnol dit encore « ambos » dans ces cas-là. C’est ce mot qu’on avait encore dans le français de la Chanson de Roland où l’on voit le pitoyable Charlemagne s’arrachant « ad ambes mains les chevels de sa teste ». Mais si le français moderne a laissé tomber le mot, il a quand même gardé la racine vivante dans des mots comme « ambivalence » et « ambigu ». Ce qui fait que le mot « ambilingue » est un mot plausible, immédiatement intelligible. Sont déclarées formules « ambilingues », construites qu’elles sont sur un mot-pivot fait pour être lu en « ambes langues » signifiant « dans les deux langues à la fois » (Léo-Paul Desaulniers, « Bilingue et ambilingue », Québec français, n° 20, Les Publications Québec français, 1975, p. 34).↩︎
À ce sujet est évoqué l’article de Tzvetan Todorov, « Bilinguisme, dialogisme et schizophrénie » in Du bilinguisme, Denoël, 1985. Dans cet article, le critique littéraire franco-bulgare définit le bilinguisme comme l’emploi de deux langues par un même sujet.↩︎
Rennie Yotova, « Le bilinguisme dans les littératures d’expression française en Europe centrale et orientale : l’expérience de l’exil », Colloquia Comparativa Litterarum, art. cit., p. 166.↩︎
Eva Erdmann, « Violence et étrangeté. La langue littéraire d’Agota Kristof », in Robert Dion et al. (dir.), Écrire en langue étrangère. Interférences de langues et de cultures dans le monde francophone, op. cit., p. 94. La citation interne est extraite de « Agota Kristof : écrivain étrangère de langue française. Portrait et Entretien » de Colette Sarrey-Strack, Lendemains, n° 75-76, 1994, p.188.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 45‑49.↩︎
Agota Kristof, Le Grand cahier, Paris, Éd. du Seuil, 1986.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 49.↩︎
Sara De balsi, « La traduction dans la littérature francophone translingue » [en ligne], Post-Scriptum, n° 21, 2016, URL : https://post-scriptum.org/21-02-la-traduction-dans-la-litterature-francophone-translingue/, consulté le 10 mars 2022.↩︎
Ibid. La citation interne est extraite de Alien tongues: bilingual Russian writers of the « first » emigration de Elizabeth Beaujour, Cornell University Press, 1989.↩︎
Anne Godard, « Agota Kristof ou l’écriture de la frontière. Compte rendu de : Sara De Balsi, Agota Kristof, écrivaine translingue, Presses Universitaires de Vincennes, 2019. » [en ligne], op. cit.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 54.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 34.↩︎
Rennie Yotova, « Le bilinguisme dans les littératures d’expression française en Europe centrale et orientale : l’expérience de l’exil », Colloquia Comparativa Litterarum, art. cit., p. 173.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 52.↩︎
Anna Sörés, Le hongrois dans la typologie des langues, Limoges, Lambert-Lucas, 2006.↩︎
Robert Galisson, Daniel Coste (dir.), Dictionnaire de didactique des langues..., Paris, Hachette, coll. “F”, 1976, p. 300.↩︎
Anna Sörés, Le hongrois dans la typologie des langues, op. cit., p. 29‑33.↩︎
Anna Sörés, Typologie et linguistique contrastive: théories et applications dans la comparaison des langues, Bern, New York, Peter Lang, coll. “Études contrastives” 9, 2008, p. 1.↩︎
Anna Sörés, « Index des langues », in Typologie et linguistique contrastive: théories et applications dans la comparaison des langues, Bern, New York, Peter Lang, coll. “Études contrastives” 9, 2008, p. 199.↩︎
Anna Sörés, Le hongrois dans la typologie des langues, op. cit.↩︎
Robert Galisson, Daniel Coste (dir.), Dictionnaire de didactique des langues..., op. cit., p. 20.↩︎
Anna Sörés, Le hongrois dans la typologie des langues, op. cit., p. 20.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 52.↩︎
Robert Dion, Hans-Jürgen Lüsebrink, « Introduction. Interférences de langues et de cultures dans le monde francophone », in Robert Dion, Hans-Jürgen Lüsebrink et János Riesz (dir.), Écrire en langue étrangère. Interférences de langues et de cultures dans le monde francophone, Montréal [Francfort], Nota bene, Iko, coll. “Les cahiers du Centre de recherche en littérature québécoise” 28, 2002, p. 5.↩︎
Jean Starobinski, La relation critique [L’œil vivant, II], Paris, Gallimard, coll. “Le Chemin”, 1970, p. 83.↩︎
Les Confessions de Jean-Jacques Rousseau (Jean-Jacques Rousseau, Les confessions, Paris, Classiques Garnier, coll. “Littérature”, 2011). Marcel de Grève présente ce texte comme le prototype du genre, bien qu’il ne porte pas le titre d’autobiographie (Marcel de Grève, « L’autobiographie, genre littéraire ? » [en ligne], Revue de litterature comparée, art. cit., p. 23). Certes, Les Confessions ne constituent pas le premier exemple d’écrit autobiographique (Les Confessions de Saint Augustin, parues au IVe siècle peut être considéré comme la première autobiographie), mais il se présente comme le premier écrit répondant aux critères du genre littéraire de l’autobiographie, avec ses exigences formelles précises et son objectif poétique propre.↩︎
Jean Starobinski, La relation critique [L’œil vivant, II], op. cit., p. 84.↩︎
Starobinski emploie ce terme pour désigner l’auteur d’une autobiographie indépendamment de sa qualité d’écrivain.↩︎
Jean Starobinski, La relation critique [L’œil vivant, II], op. cit., p. 85.↩︎
Michel Braud, article « Vérité », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, Paris, Honoré Champion, coll. “Dictionnaires & références” 44, 2017, p. 796‑797.↩︎
Jean Starobinski, La relation critique [L’œil vivant, II], op. cit., p. 87. La citation interne est extraite de Problèmes de linguistique générale d’Émile Benveniste, Paris, 1966, p. 242.↩︎
Michel Braud, article « Temps verbaux », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, Paris, Honoré Champion, coll. “Dictionnaires & références” 44, 2017, p. 773‑774.↩︎
Michel Braud, article « Temporalité », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, Paris, Honoré Champion, coll. “Dictionnaires & références” 44, 2017, p. 765.↩︎
Michel Braud, article « Temps », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, Paris, Honoré Champion, coll. “Dictionnaires & références” 44, 2017, p. 767.↩︎
Jean Starobinski, La relation critique [L’œil vivant, II], op. cit., p. 95.↩︎
Sara De balsi, Agota Kristof. Écrivaine translingue, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, coll. “Littérature Hors Frontière”, 2019, p. 131.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 15‑16.↩︎
Sara De balsi, Agota Kristof. Écrivaine translingue, op. cit., p. 132‑133.↩︎
Id., p. 133. La citation interne est extraite de Aliette Armel, « Agota Kristof : exercice de nihilisme. Entretien avec Aliette Armel », Le Magazine Littéraire, n° 439, 2005, p. 92.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 47.↩︎
Sara De balsi, Agota Kristof. Écrivaine translingue, op. cit., p. 132.↩︎
Agota Kristof, Romans, Nouvelles, Théâtre complet, Paris, Éd. du Seuil, coll. “Opus”, 2011, p. 694.↩︎
Sara De balsi, Agota Kristof. Écrivaine translingue, op. cit., p. 136. La chercheure fait ici référence à deux pièces théâtrales d’Agota Kristof intitulées L’Épidémie et Un rat qui passe, parues en France, le 1ᵉʳ mars 1993 aux éditions Amiot Lenganey.↩︎
Agota Kristof, Romans, Nouvelles, Théâtre complet, op. cit., p. 885.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 22‑23.↩︎
Agota Kristof, Romans, Nouvelles, Théâtre complet, op. cit., p. 34‑35.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 9‑12.↩︎
ATILF - CNRS & université de lorraine, « TLFi (Trésor de la langue Française informatisé) » [en ligne], op. cit.↩︎
Sara De balsi, Agota Kristof. Écrivaine translingue, op. cit., p. 140. La citation interne est extraite de Brigitte Purkhardt, « Agota Kristof et la Grande Scène », Jeu. Revue de théâtre, n° 91.2, 1999, p. 54.↩︎
ATILF - CNRS & université de lorraine, « TLFi (Trésor de la langue Française informatisé) » [en ligne], op. cit.↩︎
Fieke Schoots, « Passer en douce à la douane ». L’écriture minimaliste de Minuit : Deville, Echenoz, Redonnet et Toussaint, Amsterdam, Rodopi, coll. “Faux Titre” 131, 1997, p. 50. Les énumérations internes sont extraites de Der französische Roman der achtziger Jahre, de Wolfgang Asholt, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 1994.↩︎
Id., p. 54‑56. L’auteur fait référence à « A Few Words About Minimalism » in The New York Times Book review de John Barth, 28 December 1986, pp. 1, 2, 25.↩︎
Sara De balsi, Agota Kristof. Écrivaine translingue, op. cit., p. 145. La citation interne est extraite de Erica Durante, « Dans l’intimité des brouillons de la Trilogie des jumeaux », Quarto, n° 27, 2008, p. 44.↩︎
Agota Kristof, Romans, Nouvelles, Théâtre complet, op. cit., p. 35.↩︎
Fieke Schoots, « Passer en douce à la douane ». L’écriture minimaliste de Minuit : Deville, Echenoz, Redonnet et Toussaint, op. cit., p. 56.↩︎
Agota Kristof, Romans, Nouvelles, Théâtre complet, op. cit., p. 583‑585.↩︎
Sara De balsi, Agota Kristof. Écrivaine translingue, op. cit., p. 148. La citation interne est extraite de Philippe Savary, « Écrire, c’est presque suicidaire. Entretien avec Agota Kristof », Le Matricule des anges, n° 14, 1996, p. 22.↩︎
Julia Ori, « Écrire vrai. La posture d’authenticité chez Agota Kristof et Katalin Molnár », Çédille, vol. 14, 2018, p. 456. La citation interne est extraite de Alfaro Amieiro Margarita, « Gémellité, dédoublement et changement de perspectives dans la trilogie d’Agota Kristof : Le Grand cahier, La Preuve, Le Troisième mensonge » in Juan Herrero Cecilia dir., El mito del doble en la literatura contemporánea de lengua francesa : figuras y significados, Çédille, revista de estudios franceses (Monografías, 2), 2011, p. 293.↩︎
L’écriture blanche, selon Roland Barthes, est l’écriture neutre, libérée d’ « un ordre marqué du langage ». Cf. Roland Barthes, Le Dégré zéro de l’écriture, Seuil, Paris, 1972, p. 55.↩︎
Anne Godard, « Agota Kristof ou l’écriture de la frontière. Compte rendu de : Sara De Balsi, Agota Kristof, écrivaine translingue, Presses Universitaires de Vincennes, 2019. » [en ligne], op. cit.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 5.↩︎
Robert Galisson, Daniel Coste (dir.), Dictionnaire de didactique des langues..., op. cit., p. 347.↩︎
Bernard Dupriez, article « Syntagme », in Gradus. Les procédés littéraires, Paris, 10-18, coll. “10-18” 1370, 2019, p. 456.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 5.↩︎
Fieke Schoots, « Passer en douce à la douane ». L’écriture minimaliste de Minuit : Deville, Echenoz, Redonnet et Toussaint, op. cit., p. 53.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 10‑11.↩︎
Robert Galisson, Daniel Coste (dir.), Dictionnaire de didactique des langues..., op. cit., p. 386.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 8.↩︎
Gérard Genette, Figures III , 3, Paris, Éd. du Seuil, coll. “Poétique”, 1972, p. 129.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 17.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit.↩︎
Marie-Thérèse Lathion, « Le Fonds Agota Kristof aux “Archives Littéraires” de la Bibliothèque nationale Suisse », Recto/Verso, art. cit., p. 2.↩︎
Nicolas Roiret, « Traduire, c’est trahir ? » [en ligne], 2014, URL : http://www.planete-traduction.fr/traduire-cest-trahir/, consulté le 2 juin 2022.↩︎
Joachim Du bellay, La deffence et illustration de la langue françoyse, Édition critique par Henri Chamard, Paris, A. Fontemoing, 1904, p. 87‑93.↩︎
Agota Kristof, « Maintenant je n’écris plus ». Agota Kristof entre ses souvenirs, ses conflits et ses promesses d’écriture [en ligne], 2008, entretien réalisé par Erica Durante, Viceversa 2., 2008, p. 3, URL : www.culturatif.ch/viceversa/kristof.htm.↩︎
Sara De balsi, Agota Kristof. Écrivaine translingue, op. cit., p. 153.↩︎
Agota Kristof, Entretien [en ligne], 2008, entretien réalisé par Dennis Pereira-Egan, RFI., 2008, URL : http://www.rfi.fr/culture/20091022-agota-kristof/.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 15‑16.↩︎
Agota Kristof, Romans, Nouvelles, Théâtre complet, op. cit., p. 35.↩︎
Roland Barthes, Le degré zéro de l’écriture ; suivi de Nouveaux essais critiques, op. cit., p. 58‑61.↩︎
Jean Starobinski, La relation critique [L’œil vivant, II], op. cit., p. 83.↩︎
Parue en 1958, cette autobiographie est le premier volet du triptyque beauvoirien. Suivront respectivement La Force de l’âge(1960) et La Force des choses(1963). À ce triptyque, on peut ajouter Une mort très douce(1964), Tout compte fait(1972) et La Cérémonie des adieux(1981) (Jean-Louis Jeannelle, Éliane Lecarme-tabone, « Introduction. Le temps des mémoires », in Mémoires , 1, 1 vol., Paris, Gallimard, coll. “Bibliothèque de la Pléiade” 633, 2018, p. XX‑XXII).↩︎
Simone de Beauvoir, Mémoires , 1, 1 vol., Paris, Gallimard, coll. “Bibliothèque de la Pléiade” 633, 2018, p. 9.↩︎
Hélène Baty-delalande, « “On ne naît pas femme, on le devient”. Comment échapper à la fabrique des filles ? », in Jean-Louis Jeannelle (dir.), Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. “Didact”, 2018, p. 21‑23.↩︎
Georges Gusdorf, Les Écritures du moi, Paris, Odile Jacob, coll. “Lignes de vie” 1, 1990, p. 273‑274.↩︎
Simone de Beauvoir, « Mon expérience d’écrivain (Conférence donnée au Japon, le 11 octobre 1966) », in Claude Francis et Fernande Gontier (dir.), Les écrits de Simone de Beauvoir. La vie, l’écriture, Paris, Gallimard, 1979, p. 449‑450.↩︎
« Figure qui consiste à dire en plusieurs mots ce qui est normalement désigné par un seul » (Robert Galisson, Daniel Coste (dir.), Dictionnaire de didactique des langues..., op. cit., p. 410).↩︎
Éliane Lecarme-tabone, « Mémoires d’une jeune fille rangée » de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. “Foliothèque” 85, 2000, p. 17.↩︎
Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., p. 23.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 5‑6.↩︎
Simone de Beauvoir, Mémoires , 1, op. cit., p. 140, p. 3, 17-18.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 5‑6.↩︎
Claude Francis, Fernande Gontier, Les écrits de Simone de Beauvoir. La vie, l’écriture, Paris, Gallimard, 1979, p. 27. La citation interne est extraite de Mémoires d’une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1975, p. 30.↩︎
Ibid. La citation interne est extraite de Mémoires d’une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1975, p. 9.↩︎
Ibid. La citation interne est extraite de Mémoires d’une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1975, p. 30.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 5.↩︎
Michel Braud, Article « Temporalité », in Françoise Simonet-Tenant (dir.), Dictionnaire de l’autobiographie. Écritures de soi de langue française, art. cit., p. 765.↩︎
Claire Deslauriers, « L’unité dans la sucession. Temps, syntaxe et rythme », in Jean-Louis Jeannelle (dir.), Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. “Didact”, 2018, p. 258. La citation interne est extraite de Mémoires d’une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1975, p. 95.↩︎
Ibid. La citation interne est extraite de Mémoires d’une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1975, p. 117.↩︎
Ibid. La citation interne est extraite de Mémoires d’une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1975, p. 164.↩︎
Claude Francis, Fernande Gontier, Les écrits de Simone de Beauvoir. La vie, l’écriture, op. cit., p. 33‑34. La citation interne est extraite de Mémoires d’une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1975, p. 9, 30.↩︎
Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, Paris, Gallimard, coll. “Soleil” 23, 1958, p. 11.↩︎
Claire Deslauriers, « L’unité dans la sucession. Temps, syntaxe et rythme », in Jean-Louis Jeannelle (dir.), Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 260. La citation interne est extraite de Mémoires d’une jeune fille rangée, de Simone de Beauvoir, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1975, p. 118.↩︎
Claire Deslauriers, « L’unité dans la sucession. Temps, syntaxe et rythme », in Jean-Louis Jeannelle (dir.), Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée, op. cit., p. 260.↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 5‑6.↩︎
Auteure polygraphe, Agota Kristof a écrit des pièces de théâtre : John et Joe (1972) / La Clé de l’ascenseur (1977) / Un rat qui passe (1972, version définitive 1984) / L’Heure grise ou le dernier client (1975), version définitive 1984) / Line, le temps (2006) / Le Monstre, La Route, L’Épidémie et L’Expiation (2007) ; des romans et nouvelles : « La trilogie des jumeaux » : Le Grand Cahier (1986), La Preuve (1988), Le Troisième Mensonge (1991) / Hier (1995) / L’Analphabète (2004) / C’est égal (2005) / Où es-tu Mathias ? (2006) ; et un recueil de poèmes : Clous. Poèmes hongrois et français (2016) (« Agota Kristof » [en ligne], Babelio, URL : https://www.babelio.com/auteur/Agota-Kristof/4766, consulté le 7 juin 2022).↩︎
Agota Kristof, L’Analphabète. Récit autobiographique, op. cit., p. 24.↩︎
Claire Olivier, « Agota Kristof et les “langues ennemies” », in Isabelle Grell-Borgomano et Jean-Michel Devésa (dir.), L’écriture du Je dans la langue de l’exil, op. cit., p. 281.↩︎